Zagrebelsky
Président, Cour constitutionnelle, Italie

Interprétation de règles en conformité
à la Constitution comme méthode pour assurer
la stabilité de l'ordre juridique versus Interprétation de la
Constitution comme moyen de développement de l'ordre constitutionnel

Le sujet qui m’est donné de traiter est formulé de manière très subtile, ou plutôt cryptée: "Interprétation de normes en conformité à la Constitution comme méthode pour assurer la stabilité de l’ordre juridique" versus "Interprétation de la Constitution comme moyen de développement de l’ordre constitutionnel".

J’essaierai avant tout de le décoder, en le traduisant par les propositions suivantes :

  1. L’interprétation des lois orientée par la Constitution peut servir à assurer la stabilité de l’ordre juridique.

  2. Cependant la Constitution pouvant être soumise à interprétations, l’ordre juridique subit des transformations et peut donc être rendu instable par la Constitution.

  3. La Constitution est donc, selon les cas ou selon les moments, facteur de stabilité et d’instabilité juridiques et cette contradiction explique le versus qui comparaît dans le titre de cette intervention.

Le commentaire de ces trois points, dans les limites de cette intervention, ne pourra principalement être fait qu’à travers d’assertions. Dans la discussion, s’il y en a une, on pourra peut-être tenter de trouver quelque explication.

1. Il faut avant tout clarifier que les normes, pour ainsi dire, "proprement constitutionnelles" contenues dans les Constitutions contemporaines sont des normes de principe (reconnaissance de la dignité humaine; proclamations de droits et devoirs fondamentaux; affirmations d’exigences de justice, choix fondamentaux en matière de structure de l’État et du gouvernement). Les Constitutions contiennent également des règles juridiques (comme, par exemple, celles qui organisent la composition et le fonctionnement des organes constitutionnels). Mais seules les premières ont une fonction constitutionnelle, c’est-à-dire de fondation de la vie collective et de l’ordre juridique; les secondes ne sont que des lois en forme constitutionnelle.

Les normes constitutionnelles de principe ont une fonction caractéristique que les règles juridiques, même lorsqu’elles sont exprimées en forme constitutionnelle, n’exercent pas. Les principes constitutionnels - cela a été dit - sont souvent des répétitions de deuxième ou de troisième main. Mais cela ne sous-entend pas une critique pour leur manque fréquent d’originalité. Ils sont insérés dans les Constitutions avant tout comme déclarations de la volonté d’appartenir à une civilisation juridique, à des traditions souvent pluri-centenaires, à des "familles" constitutionnelles dont maintes nations font partie. Cette volonté d’appartenance est orientée aux passé, en ce qui concerne l’enracinement; mais elle est projetée vers l’avenir. Dans cette projection, l’on retrouve leur portée normative particulière, qui distingue les principes des règles, celles-ci – quoique de forme constitutionnelle – visant essentiellement le présent.

De quelle façon les principes constitutionnels regardent-ils vers l’avenir? Leur tâche normative caractéristique peut se définir comme celle de fournir des "points de vue" fondamentaux, des catégories de sens et de valeur sans lesquels les faits de la vie individuelle et collective ne pourraient pas être compris et ordonnés de façon objective et générale. En l’absence de points de vue de ce genre, de principes premiers diffus et partagés, la vie des êtres humains serait la somme de subjectivités anarchiques, incapables d’unité sociale.

Dans cette unification des points de vue on peut voir sans difficulté une fonction de stabilité de la vie collective dans chacun de ses aspects: pour utiliser la tripartition classique des fonctions sociales, l’aspect politique, économique et culturel; et, en ce qui nous intéresse ici, également la fonction juridique. À l’égard de laquelle, la Constitution, par ses dispositions de principe, fournit avant tout au législateur les clés pour l’interprétation des faits sociaux qu’il considère susceptibles de réglementation juridique; en second lieu, elle offre aux Cours un instrument fondamental d’interprétation de la loi, auquel chaque règle à appliquer dans les jugements est soumise: l’"interprétation conforme"; en troisième lieu, en ce qui concerne nos Tribunaux constitutionnels, elle constitue le critère qui permet de placer les lois ou les actes concret (où il est prévu un moyen individuel de recours comme le recurso de amparo ou la Verfassungsbeschwerde) dans ou hors la perspective constitutionnelle.

 

2. Jusqu’ici, les normes constitutionnelles comme facteurs de stabilisation. Cependant, les normes constitutionnelles de principes sont, de toutes les règles juridiques, celles le plus facilement soumises aux tensions interprétatives. Normalement, l’analyse textuelle des normes de principe est peu parlante. Elles (pour utiliser la distinction de Ronald Dworkin) utilisent des concepts (la dignité humaine, l’égalité devant la loi ou la non-discrimination, l’État de droit, la démocratie, l’usage "raisonnable" ou "proportionné" des pouvoirs publics, etc.) qui pour être rendus effectifs, doivent être filtré au travers des conceptions. Les idées peuvent être toujours les mêmes, à partir, par exemple, de la démocratie, de la liberté ou de l’isonomie athénienne du 5ème siècle av. J-C.; mais les conceptions sont nombreuses, variables et souvent antagonistes, comme le montrent les idées de démocratie, de liberté ou d’égalité qui jusqu’à présent se sont succédées. Des oscillations et des contrastes sont possibles même pendant la période de vigueur d’une Constitution, car les principes constitutionnels ne sont pas des normes bloquées, mais au contraire elles représentent des ouvertures. Le droit constitutionnel, tel qu’il est écrit dans les textes, est toujours alimenté et vivifié par les grandes conceptions et les différentes aspirations politico-culturelles qui sont débattues ailleurs.

Nous connaissons les controverses interprétatives qui opposent les soi-disant "originalistes", qui voudraient réduire les concepts constitutionnels aux conceptions en vigueur au moment initial, à ceux qui pourraient, par opposition, se déclarer "évolutionnistes", qui voudraient ouvrir les idées constitutionnelles aux conceptions qui petit à petit s’imposent dans la conscience sociale et de celle-ci se transfèrent dans les élaborations philosophiques et juridiques. Il n’y a pas une position "plus vraie" que l’autre. Chacune fait valoir ses propres raisons, évaluables différemment en fonction des différentes époques du droit et de la politique: les unes conservatrices, les autres progressistes du point de vue juridique (un point de vue qui ne coïncide pas nécessairement avec le point de vue politique: une conception juridique conservatrice peut correspondre à une idée politique progressive, et vice versa). Il peut donc arriver, et il arrive normalement, qu’au nom de mêmes principes, conçus différemment, s’affrontent des positions opposées sur les mêmes problèmes: il suffit de considérer, par exemple, les contrastes existants, au nom de la dignité humaine, sur des sujets concernant la naissance, la vie et la mort, comme la procréation médicalement assistée, les limites des mesures thérapeutiques, l’euthanasie.

De plus, les constitutions démocratiques actuelles ne se fondent pas sur un principe unique de portée générale, duquel découlent toutes les autres règles juridiques : ex principio derivationes. Elles recueillent les exigences des sociétés contemporaines et ces sociétés sont compliquées. On dit d’elles qu’elles sont "complexes". Même nous, en tant qu’individus, nous sommes devenus complexes et, donc, souvent perplexes. La complexité et la perplexité nous les portons dans notre constitution personnelle et dans nos Constitutions politiques. Nous voulons, par exemple, la liberté, mais également l’égalité; les droits individuels, mais également un statut d’appartenance collective; la conservation des traditions morales et culturelles, mais aussi la faculté de nous mettre en discussion; le cosmopolitisme, mais aussi le respect des identités particulières; la justice, mais aussi la clémence; le développement économique, mais aussi la protection de l’environnement et des ressources naturelles; la productivité des entreprises, mais aussi la protection des travailleurs.

Entre ces principes, il n’y a normalement pas de hiérarchie; il n’y a pas un principe ordinateur qui est supérieur aux autres. Le principe premier est, tout simplement, que tous les principes doivent coexister. Pour cela, l’interprétation de la Constitution a peu de sens si elle est faite article par article, ou partie par partie. L’interprétation constitutionnelle a, comme objet, nécessairement, la Constitution toute entière et, pour objectif, elle n’a pas la compréhension de chacun de ses principes mais leur concordance ou, le cas échéant, leur coexistence dans un cadre de compatibilité. La Constitution donne les éléments qui doivent être insérés dans le cadre, mais elle ne donne pas le cadre déjà composé. Pour ainsi dire, la Constitution en son entier n’est pas une donnée mais un résultat de politique constitutionnelle. Il n’y a pas une seule manière de faire coexister les principes constitutionnels. Plusieurs possibilités d’accentuation et pondération existent. Ceci rend flexible le cadre constitutionnel et permet à plus d’une politique de se développer à son intérieur: ou mieux, il légitime et protège la pluralité des forces sociales, politique et culturels en compétition. De façon à ce qu’en présence d’une même Constitution, s’alternent des phases qui privilégient les droits individuels par rapport aux droits sociaux ou le contraire; des phases qui privilégient l’accumulation du produit de l’économie nationale par rapport à sa redistribution, ou vice versa; et des phases qui élargissent l’intervention publique dans l’économie, ou qui la réduisent. Tout ceci est possible parce que la Constitution ne définit pas la place respective de ses principes mais fournit de nombreux éléments de composition constitutionnelle, dont l’ordre historico-concret est laissé à la compétition politico-constitutionnelle de chaque jour. Cette indétermination du résultat n’est pas un défaut des Constitutions contemporaines: au contraire, elle permet à la vie politique et notamment à la démocratie de se développer sans les contraintes inacceptables qui dériveraient de ce qui, autrement, serait une saturation juridico-constitutionnelle de l’espace publique.

La constitution est donc bien, comme on l’a dit au point n. 1, un facteur de stabilisation juridique; mais, en même temps, étant donnée la structure de principe de ses règles et par conséquent sa fonction dans les sociétés contemporaines, son but n’est pas la simplification radicale de la complexité, comme si elle n’indiquait qu’une seule possibilité politique et il proscrivait toutes les autres comme anticonstitutionnelles. L’interprétation ouverte de la Constitution, dans le sens susdit, est donc un facteur nécessaire à l’époque des sociétés complexes, c’est-à-dire plus simplement à l’époque des sociétés démocratiques d’aujourd’hui.

En conclusion, les deux propositions qui se trouvent dans le titre de cette intervention sont, toutes le deux, dignes de foi. La Constitution stabilise mais seulement dans certaines limites. À l’intérieur de ces limites, elle garantit l’ouverture.

3. Stabilité versus instabilité, donc? Je dirais plutôt mouvement équilibré de l’ordre juridique. Telle est peut-être la fonction de la Constitution : établir des frontières à l’intérieur desquelles la compétition politique ne dégénère pas en chaos destructif et l’ordre juridique ne dégénère pas en succession informe de normes contradictoires.

Dans cette perspective, la fonction originaire des Cours constitutionnelles est, précisément, de protéger ces frontières, et non pas de remplir l’espace qu’elles accordent à la libre vie politique. En effet, la conception originaire des Tribunaux constitutionnels européens en tant que "législateurs négatifs", selon l’expression de Hans Kelsen, correspondait à cette vision. Les Tribunaux constitutionnels auraient dû éliminer les lois dépassant les limites constitutionnelles, en laissant place libre au législateur qui eût voulu intervenir de nouveau dans la même matière. La distinction entre les liens de droit constitutionnel et les choix de politique législative aurait été tracée avec précision.

Mais les choses en sont allées autrement.

Contre les souhaits de Kelsen, les Constitutions se sont enrichies de dispositions de principe qui postulent des développements; les principes sont nombreux et nécessitent de mise en oeuvre complexe, prudente et raisonnable. Ces caractères des Constitutions ont conféré aux jurisprudences constitutionnelles un trait "constructiviste" qui n’avait pas été prévue initialement et qui rend souple et problématique la frontière entre juridiction constitutionnelle et politique constitutionnelle.

Surtout, les mécanismes de garantie constitutionnelle largement adoptés dans différents systèmes de justice constitutionnelle ont étroitement lié le contrôle de constitutionnalité des lois à la tutelle immédiate des positions subjectives de chacun. Il est ainsi pour le recours individuel d’inconstitutionnalité, engagé contre les actes judiciaires ou administratifs préjudiciables aux droits constitutionnels des particuliers; et il est ainsi, indirectement, pour le contrôle de la constitutionnalité des lois, quand il est soulevé sur renvoi des juridictions au cours de procès civils, pénaux et administratifs. En décidant sur un recours individuel, le Tribunal constitutionnel ne peut pas se soustraire à la formulation, à partir de la Constitution, de la règle spécifique, nécessaire à la résolution du cas. De façon analogue, quand la question est soulevée sur renvoi des juridictions, le Tribunal constitutionnel est normalement tenu de formuler une règle en lieu et place de celle qui en hypothèse est annulée, une règle sans laquelle le juge qui a posé l’exception d’inconstitutionnalité ne saurait pas comment résoudre le différend devant soi. Dans les deux cas, une décision simplement négative, qui se limiterait à établir l’inconstitutionnalité d’un acte - administratif, judiciaire ou législatif - serait insuffisante. Le Tribunal constitutionnel doit – je le souligne: il doit, c’est-à-dire qu’il ne peut pas éviter – d’aller au-delà, en posant une règle qu’il tire de la Constitution. Le risque est que la juridiction constitutionnelle, originairement prévue avec une valence négative, s’enrichisse d’une valeur positive, d’une façon analogue à la législation, ou mieux à la législation constitutionnelle.

Ceci est un point problématique important, qui est l’une des causes des critiques qui, au nom de la séparation des pouvoirs, sont toujours plus fréquemment adressées aux organes de la justice constitutionnelle, accusés d’effectuer des interventions indues dans la sphère politique et d’occuper sans légitimité l’espace d’autrui, étant donné qu’ils sont dépourvus de légitimation démocratique.

Sur ce dernier point je me permets d’attirer particulièrement votre attention, en vue de la prosécution de nos réflexions, car il s’agit véritablement du talon d’Achille de la justice constitutionnelle, dans l’époque qui est la nôtre.