L’OMBUDSMAN DANS LE SYSTÈME DES INSTITUTIONS PUBLIQUES ET SON RAPPORT AVEC LE SYSTÈME DU CONTROLE DE LA CONSTITUTIONNALITÉ

 

by Prof. Cesare Pinelli
Professor at the University of Macerata,
Rome, Italy

 

L’Ombudsman dans le système des institutions publiques et son rapport avec le système du controle de la constitutionnalité

1. Considérations préliminaires. 2. Les trois vagues de la diffusion de l’Ombudsman dans le monde et les questions qu’elle pose dans les pays sortis de la dictature communiste. 3. Les taches essentielles assignées aux Cours constitutionnelles dans les pays de l’Europe de l’Est et de l’ex-URSS. 4. La Constitution arménienne et le problème d’assurer une majeure protection aux droits fondamentaux: un Ombudsman aussi pour l’Arménie?

1. Je me propose d’aborder deux questions. Le role que on peut assigner à l’Ombudsman pour la protection des droits de l’homme dans les jeunes démocraties sorties du joug de l’Empire soviétique, et les rapports qu’il devrait entretenir avec les institutions politiques et les Cours constitutionnelles pour remplir au mieux sa tache. On pourra ainsi réfléchir dans une façon plus convenable sur la protection des droits de l’homme en Arménie, où la Constitution de 1995 ne prévoit pas l’institution de l’Ombudsman, et meme le controle de constitutionnalité est reconnu avec des restrictions assez spécifiques vis-à-vis des textes constitutionnels approuvés dans la meme région.

Avant de procéder, il faudra rappeler certaines précautions typiques de la comparaison constitutionnelle. Lorsqu’il s’agit d’importer un modèle institutionnel bien fonctionnant dans un autre milieu constitutionnel, il faut adopter une démarche prudente, la bonne preuve d’une institution se rattachant toujours aux traditions juridiques et aux sistèmes institutionnels nationaux dans lesquels elle s’ést développée. De l’autre coté, la transposition ailleurs d’une certaine institution y pourrait remplir des fonctions tout à fait différentes, au fur et à mesure que le modèle en question ait démontré une suffisante adaptabilité dans le temps et dans l’espace. Ces caveat élémentaires concernent l’Ombudsman comme la Cour constitutionnelle.

2. L’Ombudsman, on le sait, a été introduit dans un nombre presque étonnant des Etats. Partout, la force de cette institution réside dans son indépendance et dans l’étendue de ses pouvoirs d’investigations, tandis que son utilité repose sur la capacité à stimuler ou à amorcer des réformes législatives et administratives et, pour les plaignants, dans sa capacité à obtenir réparation. Mais pour mesurer l’indépendance de l’Ombudsman il faut considérer les différents réseaux institutionnels dans lesquels il se trouve à opérer, et pour évaluer son utilité on doit regarder les besoins et les cultures des sociétés avec lesquelles ils doivent dialoguer.

Il y a vingt ans, on se demandait déjà si le succès de l’Ombudsman n’avait déformé une institution qui, dans l’ancien modèle suédois, visait à défendre le citoyen face au pouvoir.

Ces préoccupations se justifient à la lumière des experiences constitutionnelles dans lesquelles il s’agit seulement d’améliorer un système de protection des droits fondamentaux, en comblant des lacunes assez limitées. Dans la plupart des Pays européens, l’introduction de l’Ombudsman s’est en effet rattachée à une croissante sensibilité pour les phénomènes de mésadministration, que les traditionnels moyens de justice administrative ne sauraient pas affronter d’une manière adéquate. Le mode de nomination de l’Ombudsman (par le Parlement ou par le Gouvernement) et la structuration du droit de réclamation (subordonnée ou non à une exigence de subsidiarité par rapport aux autres instruments de procédure), deviennent ici autant symptomes de autonomie et de vitalité de l’institution.

Ces considérations seraient au contraire trop sophistiquées dans des pays où le vide de protection jurisdictionnelle n’est plus une exception, mais la règle effective. On l’a vu, tout d’abord, dans beaucoup des pays sous-développés. D’un coté, on a observé que une classification des Ombudsmans selon leur mode de nomination (parlementaire ou gouvernementale) n’y aurait aucune signification effective; de l’autre coté, l’action potentielle des Ombudsmans couvre un espace beacoup plus vaste, sinon corréspondant à celui des juges, et peut concerner questions nouvelles comme la corruption ou les conflits éthniques.

La prévision, dans les nouvelles Constitutions de l’Europe de l’Est (voir par exemple art. 55 Const. Roumanie; art. 32/B Const. Hongrie; art. 103, lett. e), Const. Russie; art. 36a Const. Pologne), d’un “Avocat du Peuple” ou d’un “Défenseur civique” chargé de compléter le système de protection des droit fondamentaux corréspond à une troisième vague de diffusion dans le monde de l’Ombudsman.

Le contexte avec lequel la nouvelle institution doit se mesurer n’a rien en commun avec la tradition des démocraties libérales, où les pouvoirs étatiques sont limités par le droit constitutionnel, ni avec la situation des Etat sous-développés, où meme les notions de Etat, de droit et de interet général ne sont suffisamment reçues. On a ici un troisième contexte. Dans l’histoire de l’Europe orientale, l’étatisme avait structuré les relations entre les pouvoirs publics et les citoyens avant la domination du parti communiste, qui à son tour a bloqué quelconque possibilité de développement autonome de la société civile, et en meme temps a caché les anciens conflits ethniques qui caractérisaient les peuples de ces régions, et la région caucasienne dans une façon tout à fait particulière.

Alors, la méprise pour le droit et le culte de l’autorité se réfléchaient au niveau institutionnel: le pouvoir législatif était le plus fort en théorie et le pouvoir exécutif était le plus fort dans la pratique, tandis que le pouvoir judiciaire était le plus faible des trois pouvoir théoriquement et pratiquement.

En tenant compte de cette situation, on ne peut pas s’étonner des extremes difficultés que les premiers Ombudsmen institués dans l’Europe de l’Est ont encontré dans l’accomplissement de leur fonctions.

On a justement considéré la nomination en Pologne du Premier Défenseur des droits des citoyens come “l’avancée la plus importante de l’institution”. L’élévation du Défenseur des drois des citoyens au rang constitutionnel (1989) a été la conséquence de sa popularité grandissante, et aujourd’hui on lui réconnait une certaine crédibilité en tant qu’institution politiquement neutre. Mais il ne faut pas oublier la riche tradition constitutionnelle de ce pays, où la population et les élites politiques étaient assez prets aux changements de 1989, meme pour ce qui concerne les libertés économiques.

En Russie, l’expérience du premier Ombudsman, Monsieur Sergei Kovalev, a été au contraire dramatique. Ses ouvertes et réitérées dénonciations des brutales violations des droits de l’homme perpétrées par l’armée russe en Tchétchénie (décembre 1994) furent à l’origine de la décision du Président Yeltsin de révoquer Kovalev de son office. Du reste, jusque là, l’Ombudsman était nommé par simple décret présidentiel.

Cela démontre bien que, si un Ombudsman prends au sérieux sa tache dans les Etats déjà compris dans l’Union Soviétique, il mettra en évidence les conflits entre droits de l’homme et raison d’Etat qui se déroulent souvent dans ces pays. L’Ombudsman se trouve donc à activer les facteurs de constitutionalisation de la vie sociale et politique. Il s’agit d’une institution de première ligne, et à la fois d’une institution indépendante.

Cela ouvre un dilemme très difficile à maitriser, sinon une quadrature du cercle. L’indépendance d’une certaine institution est strictement liée à la possibilité que ses titulaires ne doivent prendre l’initiative, qu’ils ne soient politiquement actifs. Mais lorsque personne semble s’inquièter pour les violations des droits de l’homme, l’Ombudsman, c’est-à-dire l’institution publique peut-etre la plus proche à la société, ne peut pas se cantonner dans son role officiel. Il doit lever sa voix, quoiqu’elle puisse compter.

Il faudra maintenant esquisser certaines considérations à propos d’une institution indépendente tout à fait essentielle pour la protection des droits de l’homme comme la Cour constitutionnelle, qui très rarement se trouve en première ligne.

3. Meme pour ce qui concerne les pays de l’Europe occidentale au dehors de la France, on a soutenu que l’introduction des Cours constitutionnelles est découlée de la nécessité de confier à une institution impartielle la tache de trancher les conflits entre les pouvoirs publics. Quoique l’opinion ne soit toujours partagée chez les constitutionnalistes européens, il n’en reste pas moins que les Constituants de ces pays, sauf que pour l’Allemagne, visaient à introduire plus une institution de controle de legalité constitutionnelle des actes des pouvoirs publics, à l’instar du modèle souhaité par Hans Kelsen, que une institution de protection des droits fondamentaux des individus.

L’évolution jurisprudentielle a tourné le modèle de justice constitutionnelle dans la seconde direction. Ni la fonction de trancher les conflits entre les pouvoirs publics, ni la fonction de déclarer le droit objectif font désormais partie du noyau de l’identité de la plupart des Cours de l’Ouest d’Europe.

Dans les textes constitutionnels des Pays de l’Europe orientale et de l’ex-URSS, la tendance à confier aux Cours constitutionnelles la fonction de trancher les conflits entre les pouvoir publics est tout à fait prédominante. Le démontrent surtout la prévalence assignée au control abstrait de legalité et le fait que la saisine soit toujours réservée aux pouvoirs publics et rarement aux citoyens.

Cela peut aboutir à deux divergentes perspectives. Dans la première, les pouvoirs publics luttent entre eux pour obtenir par la Cour une légitimation de leur conduite, et la Cour répond se bornant a faire oeuvre d’arbitrage. Dans ce cas, on pourra avoir une majeure certitude autour les compétences des institutions publiques, et meme un accroissement de légalité constitutionnelle. Mais on pourra aussi redouter que le tournant décisif pour le constitutionnalisme, celui des rapports entre la société et l’Etat, soit loin de paraitre.

La seconde perspective pourrait se développer à plus long terme, à la condition qu’elle soit préparée rapidement. On peut imaginer que, surtout lorsqu’elle est appellée à vérifier la conformité des lois et des autres actes normatifs à la Constitution, le Cour ne se borne à déclarer le droit objectif, mais garde aussi la substance des droit fondamentaux des individus qui sont impliqués en l’espèce.

Mais la Cour constitutionnelle doit rester une institution de dernière instance, et elle ne peut prendre aucune initiative autonome pour la protection des droits. Comment pourrait-elle développer une semblable perspective, vu que ni les juges ni meme les citoyens ont encore acquis une suffisante sensibilité constitutionnelle pour la protection des droit individuels?

A mon avis, l’Ombudsman pourrait jouer ici un role tout à fait précieux. En Pologne, comme déjà en Espagne et en Portugal, le Défenseur civique peut saisir le Tribunal constitutionnel de requetes tendant au controle de la constitutionnalité des lois ou de la légalité des actes de rang inférieur.

Il y a longtemps, Hans Kelsen avait souhaité l’introduction d’un défenseur de la Constitution qui aurait à introduire d’office, à l’instar du ministère public dans la procédure pénale, le controle de constitutionnalité pour les actes qu’il estimerait irréguliers. Les Ombudsmans dont on parle introduisent le controle de constitutionnalité selon la meme procédure, quoique on vise par là à protéger les droits fondamentaux que les Constitutions reconnaissent aux citoyens contre les violations perpétrées par le pouvoir législatif et les autres istitutions politiques.

On peut a fortiori souhaiter l’introduction d’un modèle semblable où la conscience constitutionnelle n’est pas assez mure chez la population et les juges. Il y aurait alors une heureuse intégration entre l’Ombudsman et la Cour constitutionnelle. Le premier fonctionnerait comme institution de première ligne, pour rassembler les requetes et, avant tout, pour solliciter la formation d’une conscience constitutionnelle chez les citoyens. La seconde pourrait répondre aux plaintes, tout en restant fidèle à son role d’institution de dernière instance.

On aurait, en outre, un parcours tout à fait autonome entre institutions introduites dans le nouveau ordre constitutionnel, et donc moins conditionnées par le poids du passé.

4. On disait au début que la Constitution arménienne de 1995 a prévu l’institution de la Cour constitutionnelle avec certaines restrictions pour ce qui concerne ses compétences et le cercle des sujets titulaires du droit de saisine.

Maintenant, il faut préciser que, aux termes de l’art. 100, la Cour examine la conformité à la Constitution des lois et des autres actes émis par les pouvoirs publics, compris les traités internationaux avant leur ratification, et donne ses conclusions sur une série de questions liées au regulier fonctionnement des pouvoirs publics. L’art. 101 reconnait le droit de saisine au Président de la République, à au moins un tiers des députés, aux candidats à la Présidence de la République et à la députation, et au Gouvernement lorsqu’il s’agit de décider sur une maladie grave du Président ou sur des “obstacles insurmontables” à l’exercice de ses fonctions.

Dans un précédent séminaire organisé à Erevan sur le controle de constitutionnalité, on a justement observé que le controle a posteriori par voie d’exception représente une bien meilleure protection des droits, et que la France reste, avec l’Arménie, le seul pays ayant adopté un controle de constitutionnalité qui n’ait pas étendu sa compétence au controle concret des lois soulevé directement ou indirectement par le citoyen à l’occasion d’un litige.

On doit ajouter que, selon l’article 4 de la Constitution arménienne, “L’Etat assure la défense des libertés et des droits de l’homme conformément à la Constitution et aux lois, aux normes et principes juridiques internationaux”. Entre les normes internationaux on peut comprendre sans aucune doute la Convention européenne des Droits de l’Homme, à laquelle le texte constitutionnel est du reste inspiré, tout en conférant aux citoyens “une large panoplie d’autres droits et libertés en matière civile et politique, ainsi qu’en matière culturelle, économique et sociale”.

Or, le fait que aux citoyens n’est pas réservé le droit de saisine à la Cour constitutionnelle, et que on n’a quand meme prevu une exception de constitutionalité à la Cour par les juges, laisse à ce derniers toute responsabilité pour la protection effective des droits de l’homme. A la lumière des considérations déjà formulées, une telle situation ne peut pas etre retenue assez propice au développement du constitutionnalisme.

Mais la prévision d’une saisine pour les citoyens pourrait-elle engendrer ce développement? Lorsque les démocraties sont si jeunes, on peut douter d’une telle hypothèse. Par contre, un amendement de la Constitution prevoyant l’institution d’un Ombudsman et sa compétence à saisir la Cour constitutionnelle pour la protection des droits de l’homme serait fort souhaitable.

D’un coté l’Ombudsman pourrait ainsi remplir la tache, lourde mais passionante, de solliciter la formation d’une conscience constitutionnelle: dans un pays d’environ trois millions d’individus, une institution comme l’Ombudsman devient rapidement bien connue. De l’autre coté on obtiendrait un parcours tout à fait autonome par les autres pouvoirs publics entre deux institutions issues de la démocratie arménienne, et donc une discontinuité plus prononcée avec le passé.