LE CONTENTIEUX ELECTORAL
DEVANT LES ORGANES
DE LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L’ HOMME

par Egidijus BIELIUNAS
Membre de la Commission Européenne des Droits de l’Homme

 

(les opinions exprimées dans ce rapport n’engagent que leur auteur)

 

Observations introductives

L’article 3 du Protocole n°1 à la Convention européenne des Droits de l‘Homme prévoit la défense du droit à des élections libres dans les pays concernés. Le texte de cet article est relativement bref et libellé de la manière suivante: «Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif». Ni l’idée même, ni son expression verbale n’ont rien d’étranger pour les partisans et les promoteurs de la démocratie considérée comme modèle à suivre dans l’organisation de la vie politique de nos jours.

Bien évidemment, la connaissance du phénomène des élections, y compris le contexte qui les entoure, atteint des profondeurs remarquables dans le milieu des experts en droit constitutionnel, dont les éminents représentants de plusieurs pays sont ici présents avec leur expérience tant académique que pratique, et font preuve d’un professionnalisme très confirmé et prometteur. Donc, ce séminaire est marqué par la force attractive et l’espoir d’un grand succès et d’une grande utilité pour tous les participants.

Compte tenu du thème pivot du séminaire, il n’est pas sans importance aussi d’attirer notre attention sur des questions qui sortent parfois du champ d’application de la législation interne «stricto sensu» de tel ou tel pays. Une telle approche peut favoriser dans une certaine mesure la création d’une image plus complète sur toutes les questions qui surgissent dans le domaine du contentieux électoral devant les juridictions existantes. C’est surtout pour cette raison que l’idée est venue d’essayer de donner un court aperçu de la pratique accumulée sur ce point par les institutions de Strasbourg - la Commission européenne des Droits de l’Homme et la Cour européenne des Droits de l’Homme. Ces deux organes, aujourd’hui encore existants, vont laisser place à la Cour permanente dont l’activité commence, comme vous le savez bien, dans deux semaines, c’est à dire à partir du 1er novembre, comme prévu par le Protocole No 11 à la Convention.

 

Questions principales. Affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt

La doctrine contemporaine ne passe sous silence ni les questions directement liées à l’application de l’article 3 du Protocole N°1 ni le contexte historico-politique dans lequel ce Protocole tout entier ou certaines de ses normes ont été discutés. On trouve des sources où tous les aspects sont présentés d’une manière très persuasive. Mais prenons les publications les plus récentes. Les caractéristiques sommaires de la jurisprudence en matière électorale de deux organes de la Convention encore existants font l’objet de formules claires et nettes données par Michel de Salvia, Secrétaire de la Commission européenne des Droits de l’Homme. Bien qu’assez limitée statistiquement, cette jurisprudence a permis de dégager quelques éléments d’une importance primordiale. D’abord, comme le souligne M. Michel de Salvia, l’interprétation jurisprudentielle consacre un droit individuel: le droit de vote et le droit de se porter candidat. Deuxièmement, elle n’opère aucun choix quant aux différents systèmes électoraux possibles, et notamment ne témoigne aucune préférence par rapport aux systèmes proportionnel et majoritaire. Troisièmement, cette jurisprudence reconnaît aux Etats une marge d’appréciation extrêmement large. Cela veut dire que les Etats disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives aux élections et au statut des parlementaires. Bien sûr, d’autres approches ne sont pas à exclure non plus.

Comme base de départ qui expose les idées inspiratrices de la jurisprudence des institutions de Strasbourg, on peut prendre l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt contre Belgique. Cette affaire peut se résumer comme suit: les deux requérants sont domiciliés dans des communes situées dans l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde. Cet arrondissement forme un arrondissement électoral unique avec celui de Bruxelles-capitale. Selon la langue dans laquelle ils prêtent serment, les élus de cet arrondissement bilingue choisissent le groupe linguistique dans lequel ils veulent siéger à la Chambre ou au Sénat. Bien que l’arrondissement administratif de Hal-Vilvorde soit intégré à la région de langue néerlandaise, les habitants francophones de cet arrondissement peuvent désigner leurs représentants au Parlement national, mais se trouvent en difficulté pour le Conseil flamand où il est nécessaire de prêter serment en néerlandais, ce qui aboutit à l’exclusion des parlementaires de leur propre groupe linguistique. Donc, le fait pour les électeurs francophones de Hal-Vilvorde d’être privés de représentation au sein du Conseil flamand est à la base du grief des requérants sous l’angle de l’article 3 du Premier Protocole.

Dans l’arrêt de la Cour sur cette affaire, on trouve l’idée que l’importance capitale de l’article 3 du Protocole N°1 prend ses racines dans le préambule même de la Convention, surtout dans la mesure où le maintien des libertés fondamentales repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique. Ce dernier, évidemment, est inimaginable sans la formation libre du pouvoir législatif à travers l’expression de la vraie opinion du peuple. La spécificité est telle qu’ici lEtat se trouve devant une obligation positive. Cela veut dire qu’il doit prendre une position active, prévoir et mettre en œuvre des mesures pour organiser les élections législatives dans des conditions convenables.

Il est important de dire que l’article 3 ne concerne que l’élection du «corps législatif». Cette formule permet une certaine souplesse en englobant non seulement le Parlement national sous différents noms et modalités (par exemple, la Diète, le Conseil Suprême, l’Assemblée Nationale, la Douma etc.), y compris des chambres s’il en compte deux ou plusieurs, mais aussi d’autres institutions ayant une vocation analogue. Comme la Cour a indiqué dans l’affaire belge nommée ci-dessus, les mots «corps législatif» ne s’entendent cependant pas nécessairement du seul Parlement national; il y a lieu de les interpréter en fonction de la structure constitutionnelle de l’Etat en cause. On peut ajouter ici que la structure constitutionnelle belge ne s’inscrit pas parmi les plus simples, en ouvrant ainsi des larges plages pour des recherches et des trouvailles dans le domaine de l’interprétation conventionnelle. D’ailleurs, on peut discerner la confirmation de cette jurisprudence, mutatis mutandis, dans les affaires contre le Royaume-Uni. La Commission a trouvé que, dans les cas d’espèce, les griefs ne touchaient pas le «corps législatif», car ils étaient en rapport, respectivement, avec la formation d’une institution du pouvoir local et un forum sans aucune compétence législative. L’article 3 n’est pas applicable, comme confirmé par la jurisprudence dans d’autres affaires, à la formation des Conseils communaux et Caisses d’assistance sociale en Belgique, qui ne sont pas dotés d’un pouvoir législatif au sens de la Constitution belge. Il en va de même pour les Conseils métropolitains de comté au Royaume-Uni.

Un élément important de la norme conventionnelle en question est la formation du «corps législatif ». L’expérience nous démontre que les Etats, en accomplissant cette tâche importante, se donnent des moyens juridiques et autres qui diffèrent sensiblement. Dans leurs ordres juridiques internes respectifs, les Etats contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas d’obstacle. Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation de cette norme conventionnelle. La Cour doit s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits électoraux au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité. De plus, il lui faut s’assurer qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés. Spécialement, elles ne doivent pas contrecarrer «la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif». Comme critères sur lesquels on s’appuie pour construire la motivation de décisions, les organes de Strasbourg prennent en considération certains fragments textuels de l’article 3. On trouve ici la prescription des élections «libres» et organisées «au scrutin secret», se déroulant «à des intervalles raisonnables» et «dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple». En dehors de ces critères, il n’existe ni restrictions ni obligations positives. Ainsi, la Cour, se prononçant dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt, a dit qu’il n’y a aucune obligation d’introduire un système électoral déterminé, tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou deux tours.

Parallèlement, la Cour était toujours consciente de toutes les difficultés qui pouvaient se manifester au sein d’un phénomène d’une telle complexité. Il est utile, sous cet angle, de reproduire une large citation de cette même affaire belge. «Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux: d’un côté refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l’autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d’une volonté politique d’une cohérence et d’une clarté suffisantes. Dès lors, le membre de phrase «conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif» implique pour l’essentiel, outre la liberté d’expression déjà protégée, du reste, par l’article 10 de la Convention, le principe de l’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice de leur droit de vote et de leur droit de se présenter aux suffrages.

Il ne s’ensuit pourtant pas que tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat, ni tout candidat des chances égales de l’emporter. Ainsi, aucun système ne saurait éviter le phénomène des «voix perdues».

Aux fins d’application de l’article 3 du Protocole N°1, tout système électoral doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant «la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif».

 

Questions particulières. Affaire Gitonas et autres

Le 1er juillet 1997, la Cour européenne des Droits de l’Homme a rendu son arrêt dans l’affaire Gitonas et autres c. Grèce (Recueil des Arrêts et Décisions, N°42, pp.1217-1265) . Celle affaire a été déférée à la Cour sous la forme de trois affaires distinctes (Gitonas et autres c. Grèce, Kavaratzis c. Grèce et Giakoumatos c. Grèce) par la Commission européenne des Droits de l’Homme. A son origine se trouvent cinq requêtes dirigées contre la République hellénique par cinq ressortissants de cet Etat. Invoquant l’article 3 du Protocole N°1, ils se plaignaient de l’annulation de leur élection au Parlement grec, fondée sur le fait qu’ils avaient exercé pendant un certain temps des fonctions publiques durant les trois années précédant celle-ci. La Commission, dans ses rapports, a formulé l’avis, par neuf voix contre huit dans le cas de MM. Gitonas et autres, par seize voix contre douze dans celui de M. Kavaratzis et par quatorze voix contre douze dans celui de M. Giakoumatos, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole N°1. Selon la Commission, le système d’inéligibilités instauré par le paragraphe 3 de l’article 56 de la Constitution est empreint d’incohérence. En premier lieu, des titulaires de postes publics beaucoup plus importants que ceux occupés par les requérants, tels que les ministres, les maires ou plusieurs autres hauts fonctionnaires, qui ont bien davantage la possibilité d’influencer le corps électoral, échappent aux restrictions de ce paragraphe. En deuxième lieu, aucun compte n’est tenu du moment précis de l’exercice des fonctions donnant lieu à l’inéligibilité - dont la durée du reste est très brève -, pendant la période de trois ans précédant les élections. En troisième lieu, la présomption quasi irréfragable d’inéligibilité instituée par ledit paragraphe empêche les tribunaux d’examiner la nature du poste visé, la durée effective de son exercice et le niveau de responsabilité qu’il implique. Enfin, il n’a pas été établi, en l’espèce, que les intéressés avaient tiré profit de l’exercice de leurs fonctions ou bénéficié d’un avantage par rapport aux autres candidats. Considérant que l’annulation de leur élection n’était pas justifiée par le souci de protéger l’électorat grec, la Commission conclut à la violation de l’article 3 du Protocole N°1.

La Cour, saisie de cette affaire, a maintenu les positions prises dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique. En outre, elle a attiré l’attention, plus particulièrement, sur le fait que les Etats disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut de parlementaires, dont les critères d’inéligibilités. Quoique procédant d’un souci commun - assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs -, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque Etat; la multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aucun de ces critères ne devrait cependant être considéré comme plus valable qu’un autre, à condition qu’il garantisse l’expression de la volonté du peuple à travers des élections libres, honnêtes et périodiques.

Dans le cas d’espèce, la Cour note que le paragraphe 3 de l’article 56 de la Constitution, qui a été appliqué aux requérants, établit une inéligibilité à la fois relative et définitive: elle empêche certaines catégories de titulaires de fonctions publiques - parmi lesquels les fonctionnaires publics rémunérés et les agents des personnes morales de droit public et des entreprises publiques - de se présenter aux suffrages et d’être élus dans toute circonscription où ils ont exercé leurs fonctions pour plus de trois mois pendant les trois années précédant les élections; elle ne peut en outre être levée par la démission préalable de l’intéressé, comme le prévoit pour certaines autres catégories d’agents publics le paragraphe 1 du même article.

Or, une telle inéligibilité, dont l’équivalent se retrouve dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe, vise un double objectif, essentiel pour le bon fonctionnement et le maintien du régime démocratique: d’une part, assurer l’égalité des moyens d’influence entre les candidats de diverses tendances politiques, car les titulaires de fonctions publiques peuvent parfois être abusivement avantagés au détriment des autres; d’autre part, préserver le corps électoral de pressions de ces titulaires qui, en raison même de leurs fonctions, sont amenés à prendre de nombreuses et importantes décisions et disposent d’un grand prestige aux yeux de leurs administrés de sorte qu’ils pourraient orienter leur choix électoral (par. 40 de l’arrêt).

La Cour reconnaît que le système instauré par l’article 56 présente une certaine complexité. Toutefois, elle n’aperçoit aucune des incohérences que lui attribue la Commission et ne saurait, encore moins, le taxer d’arbitraire.

En ce qui concerne le prétendu traitement privilégié que réserverait le paragraphe 1 de l’article 56 à certaines catégories de fonctionnaires et d’hommes politiques qui, de par leur situation, seraient mieux placés pour influencer les électeurs, la Cour partage les arguments avancés par le Gouvernement à ce sujet: à la différence des fonctions mentionnées au paragraphe 3 de l’article 56, qui relèvent plutôt de postes administratifs, celles visées au paragraphe 1 ont comme caractéristique commune leur nature politique et l’élément de responsabilité politique qui en découle. Les maires et présidents de communes, mais aussi les parlementaires, tirent leur légitimité directement du suffrage des électeurs. Les gouverneurs ou présidents des conseils d’administration de personnes morales de droit public et autres fonctionnaires de haut rang, nommés par le gouvernement, conçoivent et appliquent la politique de ce dernier dans leurs domaines d’activité et sont ainsi soumis, tout comme les ministres, au contrôle parlementaire.

Quant à la détermination objective des critères d’inéligibilité, consacrée par le paragraphe 3 de l’article 56 et qui empêcherait la Cour suprême spéciale de se prononcer selon le cas d’espèce, la Cour (CEDH) ne la juge pas déraisonnable, compte tenu de lextrême difficulté pratique d’apporter la preuve de l’exploitation d’une fonction publique à des fins électorales (par. 41 de l’arrêt).

Donc, la Cour européenne des Droits de l’Homme a constaté dans cette affaire que «rien dans les arrêts de la Cour suprême spéciale ne donne à croire que ladite annulation était contraire à la législation grecque, arbitraire ou disproportionnée, ou qu’elle contrecarrait ‘la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif’».

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du Protocole N°1.

On trouve de parallèles avec l’affaire susnommée dans une affaire récente: Ahmed et autres c. Royaume-Uni (Arrêt de la Cour du 2.9.1998). Les quatres requérants, tous citoyens britanniques, occupaient à l’époque pertinente des postes permanents auprès de différentes collectivités locales. Les doléances portées devant les organes de la Convention par les intéressés tirent leur origine de l’adoption et de la mise en œuvre de mesures législatives destinées à restreindre l’engagement de certaines catégories de fonctionnaires locaux dans la politique, y compris leur droit de se porter candidats à des élections au plan local, national et européen et de participer à des campagnes électorales. La Commission a déclaré cette requête recevable et a conclu à l’unanimité à la non-violation de l’article 3 du Premier Protocole. Dans sa motivation on trouve, entre autres, l’argument que rien n’empêche les requérants de démissionner de leurs postes afin de se présenter aux élections. La Cour a exposé son raisonnement dans les par. 75 et 76 de cet arrêt en les rédigeant dans les termes suivants:

«75. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole n°1 implique des droits subjectifs: le droit de vote et le droit de se porter candidat à des élections. Si importants qu’ils soient, ces droits ne sont toutefois pas absolus. Comme l’article 3 les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des limitations implicites. Dans leurs ordres juridiques internes respectifs, les Etats contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas obstacle. La Cour considère que les restrictions mises au droit des requérants de se porter candidats à des élections doivent être envisagées à la lumière du but poursuivi par le législateur lorsqu’il a adopté le règlement, à savoir garantir l’impartialité politique des intéressés. Ce but doit être jugé légitime et permettre de restreindre l’exercice par les requérants du droit subjectif de se présenter à des élections que leur garantit l’article 3 du Protocole n°1; d’un autre côté, on ne peut soutenir que les restrictions litigieuses portent atteinte à la substance même des droits garantis aux intéressés par ladite clause, puisqu’elles ne s’appliquent qu’aussi longtemps qu’ils occupent des postes soumis à des restrictions sur le plan politique; de surcroît, chacun des requérants, s’il est désireux de se faire élire dans une assemblée, a la faculté de démissionner de son poste.

  1. Sans se prononcer sur la question de savoir si les élections aux assemblées locales ou les élections au Parlement européen sont couvertes par l’article 3 du Protocole n°1, ce que conteste aussi le Gouvernement, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de cette clause en l’espèce. »

Présence des PECO

L’arrivée des pays de l’Europe centrale et orientale a également concerné, dans un certain sens, la jurisprudence en question. Les positions principales des organes de la CEDH n’ont pas été mises en cause, elles ont trouvé plutôt leur approbation. C’est ainsi qu’on peut mentionner, par exemple, les requêtes dirigées contre la Bulgarie ou la Lituanie sous l’angle de l’article 3 du Protocole N°1. La requête bulgare concernait l’annulation, par la Cour constitutionnelle, de l’élection du requérant au Parlement national au motif qu’il avait la double nationalité, bulgare et américaine, au moment de son élection. Il y a lieu de noter que, dans cette affaire, le Gouvernement a été d’avis que l’arrêt rendu en l’espèce par la Cour constitutionnelle n’était pas bien-fondé et a considéré qu’il y avait eu dès lors violation de la Convention. La Commission ne s’est pas estimée liée par l’avis du Gouvernement et a procédé à une évaluation autonome des faits de la cause. En prenant appui sur la marge d’appréciation réservée à l’Etat en matière d’élection, elle a conclut que la Cour constitutionnelle n’avait pas agi de façon arbitraire ou déraisonnable lorsque, sur la base des éléments en sa possession, elle a été d’avis que le requérant ne remplissait pas les conditions prévues par la loi pour être élu (n° 28858/95 déc. 25.11.96). Par conséquence, cette requête a été déclarée irrecevable.

La requête lituanienne, d’ailleurs toute récente, contient des parallèles avec cette première. Le requérant, ayant aussi la double nationalité, lituanienne et américaine, a essayé de tenter sa chance dans des élections présidentielles. Le Collège électoral suprême de Lituanie a refusé d’inscrire le prétendant sur une liste électorale des candidats, prenant en compte le serment prêté à un Etat étranger auquel le prétendant n’avait pas envie de renoncer. La cour régionale a maintenu cette décision, en se basant sur l’article 56 de la Constitution de la République de Lituanie. Devant la Commission européenne des Droits de l’Homme, le requérant a formulé plusieurs griefs, parmi lesquels figurait également le grief sous l’angle de l’article 3 du Protocole N°1. Une tentative a été faite de démontrer que la position du Chef d’Etat, dotée de certaines compétences dans le domaine de l’activité législative, se rapproche beaucoup de celle du corps législatif. Mais la Commission se sentait obligée de rappeler la jurisprudence selon laquelle la Convention n’est pas applicable en cas d’élection d’un Chef d’Etat (N°15344/89, Habsburg-Lothringen c. Autriche, déc. 14.12.89, D.R. 64, p. 211), c’est-à-dire que le grief en question échappe à la compétence de la Convention «ratione materiae». Une approche analogique de la part de la Commission est devenue traditionnelle pour les questions liées au référendum.

Questions en marge des élections législatives. Affaire Pierre-Bloch

On ne peut pas terminer ce bref rapport sans évoquer d’autres tentatives, d’ailleurs répétitives, d’utiliser le facteur électoral pour formuler des griefs sous l’angle des articles 6, 9, 10, 13, 14. En principe, ni l’article 9 ni l’article 10 de la Convention ne garantissent le droit de vote en tant que tel (N° 27614/95, déc. 21.5.1997, D.R., 89-A, p. 76). Devant l’absence de l’applicabilité ou de violations de ces articles, il est pratiquement impossible d’envisager des perspectives d’application des articles 13 et 14 de la Convention. Pour ce qui concerne l’article 6, ce sont plutôt des questions patrimoniales, se situant en marge des élections comme telles, qui se posent. Dans ce sens, l’affaire récente (décision de la Cour du 21 octobre 1997) Pierre-Bloch c. France peut être citée comme exemple. Candidat de l’Union pour la démocratie française (UDF), M. Jean-Pierre Pierre-Bloch participa aux élections législatives des 21 et 28 mars 1993 dans le 19e arrondissement de Paris et fut élu député à l’Assemblée Nationale. Ce nouvel élu, comme prévu par la législation nationale, a déposé son compte de campagne électorale devant la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. La Commission nationale a rendu sa décision, dans laquelle elle a rejeté le compte de campagne de l’intéressé en raison du dépassement du plafond légal de 500 000 FF. En outre, elle a saisi le Conseil constitutionnel en application de l’article 136-1 du code électoral. Par sa décision du 24 novembre 1993, le Conseil constitutionnel a déclaré M. Pierre-Bloch inéligible pendant un an à compter du 28 mars 1993 et démissionnaire d’office de son mandat de député. Ultérieurement, le Conseil constitutionnel a modifié sa décision en ce qui concerne le montant des dépenses électorales effectuées par le requérant, tout en précisant que cette rectification n’était pas de nature à remettre en cause le prononcé de l’inéligibilité de M. Pierre-Bloch et de sa démission d’office. De plus, la Commission nationale a fixé la somme de 59 572 FF que M. Pierre-Bloch était tenu de verser au Trésor public en guise de sanction, fondée sur le montant du dépassement du plafond des dépenses électorales.

M. Pierre-Bloch a saisi la Commission le 6 avril 1994. Il soutenait ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant le Conseil constitutionnel, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention. Il alléguait par ailleurs une violation de son droit à un recours effectif au sens de l’article 13 et dénonçait une discrimination en raison de ses opinions politiques, contraire à l’article 14.

La Commission a retenu la requête et, dans son rapport du 1er juillet 1996, elle a exprimé l’avis qu’il n’y a eu violation ni de l’article 6 § 1 (neuf voix contre huit) ni de l’article 13 (neuf voix contre huit) ni de l’article 14 (unanimité). La Cour, après avoir examiné cette affaire, a conclu à la majorité (sept voix contre deux) que ni l’article 6 § 1 ni l’article 13 de la Convention ne s’appliquent en l’espèce. En outre, elle a dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention.

La motivation sommaire d’une telle décision peut être résumée comme suit: il est vrai que la procédure litigieuse avait un enjeu patrimonial pour le requérant, mais cet aspect patrimonial de la procédure ne confère pas pour autant à celle-ci une nature «civile» au sens de l’article 6 §1. En même temps, l’obligation de verser au Trésor public une somme égale au montant du dépassement du plafond des dépenses électorales ne peut pas s’analyser en une amende, et la nature d’une telle sanction ne place pas la question dans la sphère «pénale». Donc, l’article 6 § 1 n’entrait pas non plus en jeu sous son aspect pénal. Pour ce qui concerne la violation alléguée de l’article 14, le requérant n’a pas repris le grief de discrimination fondée sur des opinions politiques devant la Cour. Dans ces conditions, et dans la mesure où aucune question ne peut en principe se poser au regard de cette disposition prise isolement, la Cour ne voit pas de raison de l’examiner d’office. Enfin, pour le dernier grief du requérant, qui affirmait de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif devant les juridictions internes dans la mesure où le Conseil constitutionnel a statué en premier et dernier ressort, la Cour a rappelé que le droit de recours prévu par l’article 13 ne peut concerner qu’un droit protégé par la Convention. Partant, eu égard à ces décisions quant aux griefs tirés des articles 6 §1 et 14, la Cour conclut que l’article 13 ne s’applique pas en l’espèce.

Observations finales

En guise de conclusion, on peut constater que la jurisprudence des organes de la Convention européenne des Droits de l’Homme, bien que loin d’être approuvée à l’unanimité, n’a pas donné, en tout cas jusqu’à ce jour, de témoignages des grandes victoires du côté de requérants. Vraisemblablement, cela s’explique par un ensemble des circonstances, parmi lesquelles on peut mentionner les suivantes. Premièrement, comme déjà dit, l’article 3 du Protocole N°1 laisse aux Etats contractants une liberté importante dans le domaine de l’organisation des élections législatives. Les systèmes nationaux savent l’utiliser en connaissance de cause et avec la prudence nécessaire afin d’éviter tous les dangers politico-juridiques. L’expérience, accumulée historiquement, n’est pas à exclure non plus. D’un autre côté, les requêtes sous cet angle restent peu nombreuses. Il n’est pas facile pour les requérants potentiels d’orienter utilement leurs griefs sans avoir sous la main les itinéraires victorieux jalonnés par les décisions des institutions de Strasbourg. Ces dernières, d’ailleurs, montrent aussi une grande prudence tout en évitant d’aborder et de trancher les questions qui ne se posent pas carrément devant eux. Donc, les nouvelles perspectives des affaires de ce genre vont être liées avec le travail de la nouvelle Cour européenne des Droits de l’Homme.