Allocution d'ouverture de M. Pierre Garrone,
Administrateur, Secrétariat de la Commission
européenne pour la dé mocratie par le droit

Mesdames et Messieurs,

C’est un honneur pour moi d’être appelé, pour la seconde fois en deux jours, à ouvrir, ici à Erevan, un séminaire au nom de la Commission européenne pour la démocratie par le droit.

La Commission européenne pour la démocratie par le droit, ou Commission de Venise, est un organe composé d’experts indépendants en provenance de plus de quarante Etats et spécialisé en matière constitutionnelle. Elle est un accord partiel du Conseil de l’Europe.

L’activité de la Commission comprend trois aspects:

Lorsqu’elle s’intéresse à des questions ponctuelles relatives à un Etat, la Commission déploie une activité d’assistance constitutionnelle. Cette activité est dirigée tout spécialement vers les Etats d’Europe centrale et orientale et de la Communauté des Etats indépendants. Ainsi, une délégation de la Commission s'est rendue au mois de mai en Arménie pour discuter de la réforme constitutionnelle, et, comme je l'ai dit hier, la Commission est prête à poursuivre la coopération en la matière, dès qu'elle aura reçu une demande des autorités arméniennes.

Loin de se limiter à la constitution au sens étroit, l'activité de la Commission concerne l’ensemble du droit constitutionnel. La Commission travaille sur les lois sur les cours constitutionnelles, les lois sur les minorités nationales et, plus généralement, les lois sur les institutions démocratiques.

Parmi les lois sur les institutions démocratiques, les lois électorales occupent une place à part. Ces dernières années, la Commission de Venise a été impliquée dans la rédaction des lois électorales de plusieurs Etats. Comme il s’agit d’un de mes domaines de prédilection, cela m’a valu un certain nombre de déplacements… dont deux déjà, ici en Arménie. En effet, dans le cadre de la procédure d’adhésion de l’Arménie, le Conseil de l’Europe accorde une grande importance à l’adoption d’une nouvelle loi électorale. En avril 1997, il a été possible à plusieurs membres du Secrétariat du Conseil de l’Europe d’assister à un séminaire sur le droit électoral. La demande formelle des autorités arméniennes en vue d’une expertise en matière électorale a suivi. A la demande du Ministre arménien des affaires étrangères, l’expertise de la Commission de Venise a porté exceptionnellement sur deux projets : le projet de code électoral élaboré par la Commission parlementaire sur les questions d’Etat et de droit et le projet d’un groupe de députés de l’Assemblée nationale. Après une deuxième visite d’une délégation du Conseil de l’Europe, en janvier de cette année, une expertise a été remise aux autorités arméniennes. Les événements politiques ont ensuite retardé l’avancement des travaux de révision de la loi électorale. Le Conseil de l’Europe espère maintenant pouvoir poursuivre sa coopération avec les autorités arméniennes en vue de l’adoption d’une loi électorale révisée. Le Rapport du Président des Délégués des Ministres et du Secrétaire Général sur leur visite à Erevan à fin août 1998 souligne en effet ce qui suit: “La délégation du Conseil de l’Europe a exprimé une disponibilité à continuer de fournir les services d’experts, et a souligné que le cadre électoral devrait être adopté avant des élections ultérieures pour éviter de nouvelles difficultés comme celles qui ont surgi lors des élections présidentielles de mars 1998.”

Le droit électoral retient l’attention de la Commission de Venise non seulement dans des cas particuliers, mais aussi dans une perspective comparative. Au mois d’avril de cette année, un séminaire UniDem a été organisé à Sarajevo sur le sujet. Ont été abordés aussi bien les principes constitutionnels du droit électoral que les systèmes électoraux et leurs effets, ainsi que des aspects plus techniques comme la composition des commissions électorales et l’enregistrement des électeurs. Toutefois, un aspect a été laissé de côté : le contentieux électoral. S’il a été laissé de côté, c’est pour être traité de manière plus approfondie, dans le séminaire qui va se tenir cet après-midi et demain.

Ce séminaire s’inscrit dans ce qui est devenu maintenant une tradition, la coopération avec les cours constitutionnelles. Cette coopération s’exprime par l’organisation régulière de colloques, conjointement par la Commission de Venise et l’une ou l’autre cour constitutionnelle. En deux ans, quatre séminaires ou ateliers ont été organisés par la Commission de Venise et la Cour constitutionnelle d’Arménie. Autant dire que notre coopération est fructueuse. Les sujets abordés ont été variés, même s’ils ont, évidemment, toujours concerné l’activité des cours constitutionnelles: en octobre 1996, c’était “le contrôle de constitutionnalité et les processus démocratiques dans les nouveaux pays indépendants”; en octobre 1997, “le contrôle constitutionnel et la protection des droits de l’homme”; en mai 1998, “le recours individuel devant la Cour constitutionnelle: questions, approches”. Aujourd’hui enfin, c’est “le contentieux électoral devant la Cour constitutionnelle”. Des thèmes d’actualité sont toujours abordés, et ils tendent à devenir – selon une expression à la mode – toujours plus pointus.

La coopération avec les cours constitutionnelles ne se résume pas à l’organisation de colloques, loin de là. Nous pouvons être fiers du Centre de documentation sur la justice constitutionnelle qui s’est créé il y a quelques années à Strasbourg. Dans ce cadre, la Commission de Venise publie, trois fois par an, un Bulletin de jurisprudence constitutionnelle qui contient les résumés des principaux arrêts des cours constitutionnelles et équivalentes de plus de quarante pays, dont l’Arménie, ainsi que de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour des Communautés. De plus, la base de données CODICES contient, entre autres ? les textes intégraux des arrêts. Le bulletin et la base de données ne pourraient exister sans la collaboration étroite avec les cours constitutionnelles, qui ont chacune désigné un agent de liaison (M. Gregor Vahanian pour l’Arménie).

Cet après-midi et demain, nous allons aborder le contentieux électoral dans une perspective comparative, en insistant sur les aspects de ce contentieux qui relèvent de la compétence des cours constitutionnelles. Nous verrons les ressemblances entre les solutions nationales et aussi certaines divergences, d’ailleurs plus procédurales que fondamentales, liées à la diversité des histoires nationales. Nous traiterons de la jurisprudence des cours constitutionnelles nationales, mais pas seulement : n’oublions pas les organes de la Convention européenne des droits de l’homme, qui tendent toujours plus à devenir la Cour constitutionnelle de la nouvelle Europe – cette nouvelle Europe au patrimoine constitutionnel commun, où totalitarisme et régimes autoritaires n’ont plus de place.

Patrimoine constitutionnel commun – totalitarisme : voilà deux notions qui nous renvoient à un séminaire organisé en juillet à Montpellier avec le Professeur Dominique Rousseau, que vous entendrez tout à l’heure, séminaire où M. le Président Gaguik Harutunian était présent.

Le patrimoine constitutionnel européen était le thème de notre séminaire. Quant au totalitarisme, il apparaissait au travers d’une de ses victimes, dont j’ai acquis un ouvrage à Montpellier: Ossip Mandelstam. Je ne résisterai pas à vous lire quelques extraits du “Voyage en Arménie” d’Ossip Mandelstam, en français. Les interprètes m’en excuseront, je l’espère, quand ils en entendront le contenu. Je cite donc Mandelstam, “J’ai pris l’habitude de prendre chaque Arménien pour un philologue : d’ailleurs, il y a en cela une part de vérité. Voilà des gens qui ne cessent de faire tinter les clefs de leur langue quand même ils n’auraient pas de trésor à vous montrer”. Il y a une part de vérité en cela : à voir l’aisance avec laquelle nos hôtes arméniens s’expriment dans des langues autres que leur langue maternelle. Pour confirmer les propos de Mandelstam, je rappellerai, comme hier, un souvenir d'enfance: c’est avec le livre et la méthode d’un professeur de Genève, Robert Godel, que je me suis initié au latin. Robert Godel était marié à une Arménienne, et son fils, le poète Vahé Godel, que j’entendais à la radio française au moment d’écrire ce discours, se ressource souvent au milieu de vos montagnes, et traduit les poètes arméniens en français. Il pratique la langue arménienne, ce qui est un grand privilège. Sur ce point, je citerai encore Mandelstam: “J’ai bu à la santé de la jeune Arménie…bu à la vigueur de son langage que nous autres, terrés dans notre mal-être, ne méritons pas d’articuler”. Pauvres étrangers, nous voilà donc bien mal lotis: outre l’ignorance, c’est encore l’indignité qui nous empêche de parler l’arménien.

Il est temps maintenant de revenir des digressions littéraires à la rigueur du droit. Auparavant, je tiens encore une fois à remercier la Cour constitutionnelle d’Arménie, et, en particulier, son Président, M. Gaguik Harutunian, pour toute la part prise à l’organisation de ce séminaire.

Je tiens aussi à remercier les rapporteurs et l’ensemble des participants pour leur contribution.