LA RÉPARTITION DES POUVOIRS À LA LUMIÈRE DE LA JURISPRUDENCE
DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

 

par M. Vincent Coussirat-Coustère,
Professeur à l'Université de Lille II (France)
Groupe d'Etudes Européennes et de Droit International - GREEDI -
Centre de Recheches sur les Droits de l'Homme - CRDH

 

1. La séparation des pouvoirs dans l'Etat a, dès l'origine, été présentée comme protectrice de la liberté individuelle ; l'article 16 de la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen en porte témoignage. On ne peut donc méconnaître les liens qui unissent les techniques de répartition et d'équilibre des pouvoirs aux finalités humaines du droit. Il est donc naturel que les perspectives de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) soient présentées dans ce séminaire.

Adoptée en 1950, au sortir de la période douloureuse de la marche vers la guerre et du second conflit mondial, la Convention se présente comme le premier instrument conventionnel garantissant certains droits fondamentaux au plan international. Pour les Etats aspirant à l'idéal de l'Etat de droit, elle est une référence. Pour les Etats désireux de rejoindre le Conseil de l'Europe, sa ratification est devenue un engagement politique. Pour ses Parties contractantes enfin, elle est un traité dont le respect est assuré par des mécanismes juridictionnels internationaux contraignants.

En effet, le texte de la Convention doit être compris et appliqué à la lumière de la jurisprudence de ses organes de contrôle, principalement celle de la Cour européenne des droits de l'homme dont les arrêts sont obligatoires pour les Etats parties aux procédures et constituent une interprétation authentique pour tous les autres. Tous les pouvoirs de l'Etat doivent donc exercer leurs compétences dans le respect de la Convention, et l'on vise ici non seulement les trois pouvoirs habituels - législatif, exécutif et judiciaire -, mais aussi le pouvoir constituant.

Toutefois, la Cour européenne ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, et cette subsidiarité du contrôle international donne l'occasion aux juges nationaux et aux Cours constitutionnelles de veiller en amont à la compatibilité du droit interne avec la Convention ; il leur revient donc d'assurer la répartition des pouvoirs qu'imposerait la CEDH, en redressant les erreurs commises par les autres pouvoirs et en interprétant la Constitution en harmonie avec la Convention.

2. La Convention européenne des droits de l'homme ne se préoccupe toutefois pas beaucoup de la répartition des pouvoirs au sein de l'Etat ; et quand elle le fait c'est plus pour valoriser la finalité démocratique de toute répartition que pour en détailler les modalités techniques.

Les clauses de la Convention qui évoquent une certaine répartition des pouvoirs sont en effet peu nombreuses, mais on peut les regrouper autour de deux idées.

Il y aurait d'abord des matières législatives par nature, exclusivement réservées au Parlement et hors de la compétence normative de toute autre autorité. C'est ce qui semble découler des nombreuses dispositions de la Convention qui renvoient à la loi la réglementation de certaines garanties ou les limitations à l'exercice des droits fondamentaux ; sous des formulations diverses - «prévues par la loi», «selon les lois nationales», «conformément à la loi», pas moins d'une vingtaine de paragraphes investissent le législateur de compétences particulières.

Surtout l'exigence d'indépendance des tribunaux, figurant dans l'article 6 § 1, révèle la volonté de faire de la fonction judiciaire une fonction séparée des autres fonctions étatiques.

Le bilan textuel s'arrête là. Mais l'Etat lié par la Convention n'est pas pour autant libre du choix de ses structures et de la répartition des pouvoirs en son sein. Il faut en effet tenir compte des exigences de démocratie qui fondent l'ensemble de la Convention, et qui constituent le contexte de l'organisation du pouvoir.

La démocratie est d'abord politique, puisque le Préambule de la Convention fait d'un «régime politique véritablement démocratique» l'un des fondements de l'attachement des Etats membres du Conseil de l'Europe aux libertés fondamentales ; l'article 3 du Protocole additionnel à la Convention consacrant le droit à des élections législatives libres est ainsi d'une importance fondamentale car, d'après la Cour européenne des droits de l'homme, il est «la consécration d'un principe caractéristique d'un régime véritablement démocratique» (arrêt MATHIEU-MOHIN et CLERFAYT c. Belgique, 2 mars 1987, § 47).

La démocratie voulue par la Convention va plus loin. Le préambule de la Convention fonde aussi la Convention sur un patrimoine commun aux Etats européens, dont l'un des éléments est la «prééminence du droit». Cette exigence n'est pas neutre, elle implique au contraire la recherche permanente d'un juste équilibre entre les intérêts généraux de la société et la sauvegarde des droits individuels, comme la Cour l'a rappelé dans plusieurs arrêts (GOLDER c. Royaume-Uni, 21 février 1975 ; KLASS et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978). Dans cette balance, les intérêts de la société doivent eux-mêmes être d'une certaine qualité car la Convention n'admet la défense que d'une «société démocratique», c'est-à-dire une société marquée par «le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture» (arrêt HANDYSIDE c. Royaume-Uni).

Sans doute la démocratie comme toile de fond de la jouissance et de l'exercice des droits fondamentaux n'impose-t-elle aucune répartition particulière des pouvoirs ; elle guide cependant la jurisprudence européenne dans l'appréciation des garanties fournies par le droit interne et qui sont nécessaires à la conciliation des intérêts dans une société démocratique.

3. On peut ainsi résumer en trois propositions l'apport de la Convention et de la jurisprudence de ses organes à la question de la répartition des pouvoirs.

Par principe, et tant que les exigences démocratiques ne sont pas en danger, la Convention ne prend pas parti sur la répartition politique des pouvoirs (I).

Elle se montre au contraire sensible à la protection des particuliers contre l'arbitraire des pouvoirs publics ; cette protection serait inexistante dans un régime de confusion des fonctions où la même autorité serait à la fois celle qui édicte la règle générale, celle qui l'applique aux individus et celle qui statue sur leurs réclamations. Il faut donc une certaine répartition des fonctions (II).

La protection contre l'arbitraire découle elle-même du principe de la prééminence du droit, qui postule un Etat de droit où tout pouvoir est soumis au droit. Seule une fonction judiciaire séparée peut assurer cette prééminence (III).

 

I. La Convention ne régit et ne protège la structure politique de l'Etat que dans la mesure où la démocratie est concernée.

4. La jurisprudence européenne a atteint aujourd'hui un point d'équilibre quant à la traduction institutionnelle de la démocratie. Ce point est résumé dans cet extrait de l'arrêt du 30 janvier 1998 - Parti communiste unifié de Turquie c. Turquie :

«La démocratie apparaît ainsi comme l'unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle» (arrêt, § 45).

Il en résulte que la Convention est indifférente aux aspects d'organisation politique qui n'affectent pas l'idéal démocratique (A). Mais le pouvoir constituant de l'Etat est soumis aux exigences de la démocratie, ce qui peut comporter l'obligation de les traduire en termes institutionnels (B).

 

A. L'indifférence de la Convention pour la structure politique de l'Etat

5. Comme beaucoup d'autres textes internationaux la Convention laisse en principe chaque Etat libre de choisir ses structures ; la seule exception est celle de l'origine démocratique du corps législatif.

D'abord, le texte de la Convention n'impose à l'Etat aucun modèle constitutionnel de séparation des pouvoirs ; elle y est tellement indifférente qu'on n'a même pas pris la peine d'y incorporer une clause fédérale. La séparation horizontale ou verticale des pouvoirs dans l'Etat est donc hors de la Convention. Ensuite, le texte même de la Convention s'oppose à ce que l'on vienne discuter à Strasbourg de questions d'organisation constitutionnelle ; cette organisation met en effet en cause des droits politiques de caractère public - les droits du citoyen - et n'entre par conséquent pas dans le champ de l'article 6 qui ne concerne que les droit de caractère civil (arrêt Pierre-Bloch c. France).

6. On peut même dire que la jurisprudence de la Cour a atténué l'une des deux formes de séparation des pouvoirs, celle qui relative aux matières législatives par nature est inscrite en filigrane dans la Convention. La «loi» dont il est souvent question dans la Convention n'est pas entendue dans son sens organique d'acte émanant du Parlement mais dans un sens plus souple de norme générale et impersonnelle; la définition de la loi est donc matérielle.

On considère aujourd'hui comme «loi» aussi bien la législation au sens classique, que les actes administratifs réglementaires pris sur habilitation de la loi, le pouvoir réglementaire autonome d'après la Constitution, et même les normes jurisprudentielles. Cette conception matérielle de la loi a triomphé dans tous les secteurs de la Convention, même ceux qui - comme le principe de légalité des délits et des peines (article 7 ) - y étaient les moins préparés (voir les arrêts du 22 novembre 1995, S.W et C.R c. Royaume-Uni, à propos d'une infraction pénale de common law).

Cette conception matérielle de la loi s'explique par la diversité de l'organisation politique et juridique des Etats liés par la Convention européenne - pays de droit écrit et pays de common law -; elle pourrait cependant être porteuse d'un affaiblissement de la répartition des pouvoirs inscrite dans la Constitution de l'Etat. En effet, du point de vue de la Convention, cette conception rend interchangeables les pouvoirs publics et ne s'oppose pas à ce que l'un d'entre eux empiète sur la compétence de l'autre. La Cour européenne pourrait-elle sanctionner la violation de la répartition interne des pouvoirs ?

7. Elle est pour cela à la fois désarmée et en mesure d'intervenir.

Désarmée parce qu'elle n'est pas la gardienne du respect du droit interne de l'Etat mais de la seule Convention ; aussi juge-t-elle régulièrement que l'interprétation et l'application du droit interne relèvent en principe des tribunaux nationaux et qu'elle n'a pas à substituer sa propre appréciation à la leur. Ainsi refuse-t-elle de juger autrement que les juges nationaux quand l'on soutient devant elle que le droit interne a été violé ; un exemple intéressant concerne le grief qu'une loi est inconstitutionnelle, ce qui pose le problème du respect de la répartition interne des pouvoirs entre le législateur et le constituant. La Cour se range toujours à l'opinion des juges nationaux et la loi jugée par eux constitutionnelle l'est aussi pour la Cour (par exemple, arrêt KOKKINAKIS c. Grèce, 25 mai 1993, § 40).

Mais sous un autre angle, la répartition interne des pouvoirs est parfois incorporée à la Convention ; c'est le cas quand il est dit qu'une ingérence dans un droit doit être «prévue par la loi» car cette exigence conventionnelle signifie que l'ingérence doit avoir une base en droit interne et que cette base doit être conforme à ce droit. D'ailleurs, la Cour a toujours souligné dans ses arrêts que la base légale d'une ingérence était prise sur habilitation de la Constitution - cas de la loi ou du pouvoir réglementaire autonome - ou par délégation législative - cas du pouvoir réglementaire dérivé. Face à une «loi matérielle» irrégulièrement adoptée, le contrôle de la Cour ne serait donc pas celui du respect du droit interne lui-même mais celui du respect d'une condition posée par la Convention. Elle est alors en mesure de sanctionner la violation de la répartition interne des pouvoirs mais comme son contrôle international n'est que subsidiaire, elle ne le fera que si la violation est substantielle et grave. Les cas en sont donc rares. On peut tout juste citer une affaire où la Cour a contrôlé l'interprétation de la Constitution par un Tribunal constitutionnel, et l'a admise parce qu'elle lui a paru raisonnable (arrêt CASADO COCA c. Espagne, 24 février 1994, § 43). Plus remarquable est l'arrêt PAPAGEORGIOU c. Grèce du 22 octobre 1997, où la Cour s'est écartée de l'interprétation des tribunaux nationaux, pour juger qu'une loi violait l'article 6 de la Convention - le droit à un procès équitable - parce que, entre autres, cette loi avait été adoptée en méconnaissance des dispositions constitutionnelles sur la procédure législative (arrêt, § 38).

Cette attention portée à la régularité interne de la «loi matérielle» devrait inciter les juges nationaux et les Cours constitutionnelles à vérifier que les «lois» sont conformes au droit interne de fond, de répartition de compétences et de procédure.

Au total, la répartition interne des pouvoirs est choisie par l'Etat, respectée par lui et défendue par ses institutions. La Convention européenne ne s'y intéresse pas directement ; elle n'en est pas la gardienne sauf quand sa violation manifeste attente à la prévisibilité et à la prééminence du droit.

8. On peut même aller plus loin dans la démonstration que la Convention est indifférente à l'organisation politique choisie par l'Etat en se posant la question de savoir si l'intégrité des structures politiques actuelles d'un Etat est protégée par la Convention.

Certains comportements sont interdits par la Constitution - un coup d'Etat par exemple -, certains projets et programmes sont parfois déclarés inconstitutionnels quand ils mettent en cause les principes fondateurs de l'organisation politique de l'Etat. Mais pour autant, la Convention ne réagit pas comme le droit interne de l'Etat.

Il n'est par exemple pas sûr qu'un coup d'Etat soit en lui-même contraire à la Convention ; si le nouveau pouvoir ne prend de mesures contraires aux droit garantis, son illégitimité interne ne suffit pas à le condamner au regard de la Convention. Les organes de Strasbourg ne sont pas appelés à statuer sur «la légalité d'une révolution» mais sur la conformité des actes qui en résultent. On s'appuie en cela sur le précédent qu'a été l'affaire grecque, consécutive au coup d'Etat militaire du 21 avril 1974. On concédera que le précédent est unique et ancien mais dans son rapport, la Commission n'a pas cherché à défendre la Constitution grecque, elle s'est seulement demandé si la situation de l'époque justifiait au regard de l'article 15 CEDH les mesures dérogatoires prises ensuite par les nouvelles autorités.

Beaucoup plus pertinente est la récente jurisprudence de la Cour relative à la protection des programmes politiques anticonstitutionnels ; elle montre que les institutions de l'Etat ne sont pas protégées en elles-mêmes par la Convention et que l'Etat ne peut les défendre que si cela est indispensable au maintien de la démocratie. Il s'agit d'affaires turques de dissolution de partis politiques dont les programmes comportaient des objectifs contraires à la Constitution de la Turquie ; les partis invoquaient l'article 10 consacrant la liberté d'expression politique. La Cour n'a pas privilégié la défense des structures de l'Etat mais celle de la démocratie, et a jugé ces dissolutions contraires à la Convention dans la mesure où les programmes litigieux ne comportaient pas d'atteinte à la démocratie. Il est sans doute nécessaire de méditer l'extrait suivant de l'arrêt Parti socialiste et autres c. Turquie du 25 mai 1998 :

«(…) le fait qu'un tel projet politique [ la transformation de la Turquie en un Etat fédéral ] passe pour incompatible avec les principes et structures actuels de l'Etat turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de l'essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d'organisation actuel d'un Etat, pourvu qu'ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même» (arrêt, § 47).

L'atteinte portée à l'ordre constitutionnel existant - quand elle est projetée par des voies démocratiques et non par la violence - ne justifie pas une mesure de dissolution ou de suspension de l'activité politique ; il n'en va autrement que si le programme politique vise à supprimer les valeurs démocratiques.

 

B. La traduction institutionnelle de la démocratie

9. Il est aujourd'hui acquis qu'un Etat lié par la CEDH a l'obligation de traduire dans son organisation politique les exigences de la démocratie ; sa structure constitutionnelle ne fait plus partie de ses affaires intérieures protégées par le principe de souveraineté. Déjà l'appartenance au Conseil de l'Europe limitait politiquement cette souveraineté, et la ratification de la CEDH assure juridiquement cette limitation : l'Etat Partie est comptable de son système constitutionnel au regard des exigences démocratiques.

C'est en effet l'Etat qui en vertu de l'article 1er de la Convention est tenu d'assurer à quiconque placé sous sa juridiction la jouissance des droits consacrés par elle. Or la première forme d'exercice de sa juridiction par l'Etat est sa constitution ; le pouvoir constituant est soumis par la Convention à la démocratie ( arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29). Il ne s'agit pas seulement des principes directeurs de l'action de l'Etat, il ne suffit pas que la Constitution incorpore une déclaration des droits. C'est la structure de l'Etat qui est en cause et, pour reprendre les termes de l'arrêt précité Parti communiste unifié, «aussi l'organisation institutionnelle et politique des Etats membres doit-elle respecter les droits et principes inscrits dans la Convention» (arrêt, § 30). La question se posera de savoir si cette obligation doit conduire à une forme particulière de gouvernement.

En retour, les institutions politiques de l'Etat - si et dans la mesure où elles se conforment aux exigences démocratiques - deviennent des valeurs que l'Etat peut défendre. Déjà dans le passé à l'époque de la dissolution du Parti communiste allemand, la Commission européenne des droits de l'homme avait estimé que l'Etat pouvait défendre son ordre constitutionnel libéral et démocratique contre des activités projetées - la dictature du prolétariat - comportant la destruction de nombre de droits et libertés consacrés par la Convention( req. 250/57, déc. du 20 juillet 1957, Annuaire, vol. I, pp.222-225). A cela fait écho la jurisprudence récente de la Cour pour qui l'Etat est en droit de défendre ses institutions dans la mesure nécessaire à la prééminence du droit et à la défense de la société démocratique (arrêt Parti communiste unifié et autres, précité, §§ 27 et 32).

Ce n'est donc pas l'Etat qui dispose du droit de se défendre, c'est l'Etat démocratique qui doit défendre ses institutions nécessaires à la sauvegarde de la société démocratique. En cela, la Convention admet la légitimité du concept d'une «démocratie apte à se défendre» (arrêt VOGT c. ALLEMAGNE, 26 septembre 1995, § 59).

10. Reste cependant à cerner ce que sont les exigences de la démocratie politique d'après la Convention.

Ce sont d'abord des valeurs - même des droits subjectifs des citoyens - sans lesquelles il n'y a pas de démocratie politique. Leur stock paraît limité mais leurs implications sont multiples. D'après la jurisprudence de la Cour, il s'agit principalement du pluralisme politique, du suffrage universel et de la libre participation à la vie politique. Sans doute, d'autres y figurent mais l'occasion ne s'est pas encore présentée de les formuler ; on songe en particulier à la séparation claire entre l'Etat et les partis politiques.

11. Les traductions institutionnelles de la démocratie ne sont pas non plus absentes de la Convention et de sa jurisprudence. A cet égard, on doit distinguer ce qui est acquis de ce qui est latent.

Les acquis concernent chacun des trois grands pouvoirs de l'Etat.

Quant au pouvoir législatif, l'article 3 du Protocole additionnel à la Convention est aujourd'hui interprété comme conférant un droit subjectif à l'organisation d'élections libres, au suffrage universel direct pour la désignation par le peuple du corps législatif ; au surplus ce droit ne s'applique pas qu'au recrutement du Parlement national mais aussi à celui de toute assemblée délibérante qui, par l'ampleur de ses attributions et pouvoirs, peut passer pour un élément du corps législatif ( arrêt MATHIEU-MOHIN et CLERFAYT c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 51 et 53). Mais l'élection du corps législatif est un principe démocratique qui se concilie tout à fait avec la dissolution parlementaire, et en ce sens la Convention laisse l'Etat libre de choisir entre un système de séparation rigide des pouvoirs - le régime présidentiel - et un système de séparation souple comportant le pouvoir de dissoudre.

La structure du pouvoir exécutif n'est pas régie par la Convention mais, au nom de la démocratie, ses rapports avec les autres pouvoirs ont été précisés ; ces rapports se résument pour l'instant à la notion de contrôle de son action. S'il est sûrement naturel que dans une démocratie l'exécutif soit soumis à la critique de l'opposition parlementaire (arrêt CASTELLS c. Espagne, 23 avril 1992, § 42), il était plus audacieux de déduire de la Convention un droit de contrôler l'exécutif. Par petites touches, la Cour l'a cependant dégagé et consacré récemment en des termes non ambigus. Dans l'arrêt INCAL c. Turquie du 9 juin 1998, elle juge en effet :

«Dans un système démocratique, ses actions ou omissions [celles de l'exécutif] doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l'opinion publique» (arrêt, § 54 ; solution annoncée dans l'arrêt CASTELLS, précité, § 46).

Ce qui compte ici c'est l'affirmation d'une obligation démocratique de soumission à un contrôle de la part du pouvoir législatif, dont la Convention ne souffle mot. Mais pour autant la Convention n'impose pas que ce contrôle s'accompagne d'une forme quelconque de responsabilité politique de l'exécutif et elle laisse ouverte l'option entre les divers types connus de régimes politiques.

Quant au pouvoir judiciaire, la traduction institutionnelle de la démocratie est évidemment son indépendance aussi bien à l'égard de l'exécutif (arrêt RINGEISEN c. Autriche, 16 juillet 1971, § 95) que du législatif (arrêt DEMICOLI c. Malte, 27 juillet 1991, § 39). Ceci vaut autant pour les juridictions de compétence générale que pour celles qui n'ont qu'une compétence d'attribution.

12. Au-delà, il y a des exigences institutionnelles démocratiques latentes mais qui n'ont été développées que dans d'autres cadres que celui de la Convention européenne - on songe notamment aux textes relatifs à la dimension humaine de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE). On ne serait pas étonné que la jurisprudence européenne les reprenne dès que l'occasion s'en présentera.

Les plus importantes concernent l'exécutif. L'on notera d'abord que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme avait déjà affirmé que la volonté du peuple est «le fondement de l'autorité des pouvoirs publics» (article 21 § 3). La généralité de la formule conduit à se demander si la composition du gouvernement ne doit pas être représentative de cette volonté ; la conférence de Copenhague de 1990 sur la dimension humaine de la CSCE y a répondu par l'affirmative, en rangeant parmi les principes de justice «une forme de gouvernement de type représentatif» (point I.5.2). Mais poussant plus loin, il convient de se demander si un exécutif qui doit être contrôlé et être représentatif peut n'être pas responsable politiquement de son action. Là encore le principe démocratique conduit à affirmer la responsabilité de l'exécutif tout en laissant à chaque Etat le soin de l'organiser soit devant le Parlement élu soit devant le corps électoral (conférence de Copenhague, précitée, point I.5.2 ; voir aussi la Charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990).

Il est donc dans la logique de la démocratie politique que le Parlement soit élu au suffrage universel direct et qu'il contrôle l'exécutif, que l'exécutif lui-même soit représentatif et responsable devant les représentants du peuple ou le peuple lui-même. Mais on ne saurait aller au-delà dans les conséquences institutionnelles de la démocratie. On se rangera bien volontiers à l'avis des experts de la CSCE sur les institutions démocratiques exprimé lors du séminaire tenu à Oslo en 1991 :

«Pour autant que les valeurs fondamentales d'un gouvernement démocratique soient garanties, aucune façon globale d'envisager les institutions et les procédures d'un gouvernement démocratique ne saurait être considérée comme ayant une valeur universelle».

13. La Convention n'interdit évidemment pas aux Etats de se doter d'institutions qui garantissent un niveau plus élevé de démocratie et une protection renforcée de la prééminence du droit (Arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 28). Les prescriptions de la Convention sont en effet le minimum requis, et la Cour porte volontiers une appréciation positive sur tous les mécanismes nationaux assurant une protection supplémentaire. Ainsi, la Convention n'oblige pas l'Etat à se doter d'une Cour constitutionnelle mais la Cour européenne en salue l'institution car une telle Cour a pour «mission de veiller au respect de la Constitution par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire» (arrêt SÜSSMANN c. Allemagne, 16 septembre 1996, § 37). Mieux même, quant la création d'une Cour constitutionnelle s'accompagne d'un droit de recours individuel pour la protection des droits constitutionnels, il y a là «une protection juridique supplémentaire au niveau national» allant au-delà de ce qu'impose la Convention (arrêts du 1er juillet 1997, PROBSTMEIER et PAMMEL c. Allemagne, §§ 44 et 49 respectivement).

Toutefois ces institutions nationales assurant un niveau de protection des droits de l'homme supérieur à celui prescrit par la Convention n'échappent pas à son influence. L'Etat ne se trouve pas hors de la Convention parce qu'il va plus haut qu'elle ; la démocratie interne plus avancée doit s'accompagner du respect des principes de la Convention, sinon ce serait saper à la base le principe essentiel de la prééminence du droit. Ainsi, par exemple, devant un juge constitutionnel le particulier a droit au procès équitable prescrit par l'article 6 pour les tribunaux ordinaires (arrêt RUIZ MATEOS c. Espagne, 23 juin 1993, §§ 55 et s.).

14. La Convention et sa jurisprudence sont donc écartelées entre deux pôles contraires dans leur application à la répartition des pouvoirs politiques de l'Etat. D'un côté, toute répartition n'est qu'affaire de technique variable et n'intéresse directement pas les droits de l'homme qui - eux - sont des valeurs universelles. Mais ni la Convention ni ses organes de contrôle ne pouvaient ignorer que ces techniques constituent le contexte de l'épanouissement des droits de l'homme. La façon de lier les deux pour que répartition des pouvoirs et droits de l'homme ne s'ignorent pas mutuellement est le principe de démocratie. Démocratie politique pour ce qui est de l'organisation constitutionnelle de l'Etat et société démocratique pour mesurer la nécessité de restreindre les droits fondamentaux, tels sont les deux aspects d'une commune exigence : la protection de l'individu contre l'arbitraire de l'Etat.

 

 

II. La Convention prescrit une répartition des fonctions protectrice de l'individu contre les atteintes arbitraires des pouvoirs publics.

15. Il s'agit ici d'examiner l'évolution de la jurisprudence européenne dans un secteur peu exploré en doctrine. La particularité de cette question tient d'abord à ce qu'il ne s'agit plus de raisonner en termes de répartition des pouvoirs - au sens organique, les pouvoirs constituant, législatif, exécutif et judiciaire - mais de s'intéresser aux fonctions dévolues aux autorités.

De ce point de vue, trois fonctions peuvent être identifiées : la fonction normative qui consiste à créer les règles générales et impersonnelles du droit, la fonction d'application des normes aux cas individuels, enfin la fonction de contrôle chargée de veiller à la bonne application individuelle du droit et de statuer sur les réclamations des particuliers.

L'idée est de bon sens que si une même autorité cumule ces fonctions, aucune protection contre son arbitraire n'existera. Mais dans ce domaine nouveau, il convient sans doute de commencer par recenser dans l'ensemble de la Convention les indices de cette intention protectrice (A) pour tenter ensuite de systématiser la répartition fonctionnelle qu'impose aujourd'hui la Convention (B), et à laquelle les juges nationaux et les Cours constitutionnelles doivent veiller.

 

A. Les indices de l'intention protectrice de la Convention

16. S'il est un leitmotiv dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, c'est bien celui de la protection des individus contre l'arbitraire des pouvoirs publics. Il ne suffit pas en effet qu'une mesure soit conforme au droit applicable, encore faut-il que ce droit réponde lui-même au but général de la Convention qu'est la protection contre l'arbitraire. C'est sans doute cela qui fait l'originalité de la Convention : l'Etat ne doit pas se borner à être un «Etat légal», l'exigence qui lui est faite est d'être un «Etat de droit».

Aucun domaine couvert par la Convention n'échappe au souci d'éradiquer l'arbitraire chaque fois que l'autorité publique porte atteinte à un droit garanti.

C'est incontestablement dans le champ de l'article 5 § 1 de la Convention - le droit à la liberté et à la sûreté individuelle - que la lutte contre l'arbitraire est la plus connue ; l'interdiction de la privation arbitraire de liberté a été extraite par la Cour de l'exigence de «régularité» de toute privation de liberté inscrite dans chaque rubrique de l'article 5 § 1. Mais ce souci s'est diffusé dans d'autres dispositions conventionnelles comme les articles 8 à 11- relatifs respectivement à la vie privée et familiale, à la liberté de conscience, à la liberté d'expression et à la liberté d'association. Dans le cadre de ces articles, le fondement de la prohibition de l'arbitraire est une autre exigence de la Convention, celle d'après laquelle toute ingérence de l'Etat dans l'exercice du droit garanti doit être «nécessaire dans une société démocratique». Plus remarquable enfin est la consécration de l'interdiction de l'arbitraire dans les domaines où cependant la Convention investit les Etats d'un large pouvoir d'appréciation, comme dans celui de l'atteinte aux biens (article 1er du Protocole additionnel); même quand une privation de propriété répond à l'utilité publique, elle viole la Convention si elle rompt le «juste équilibre» entre l'intérêt général et les droits individuels (arrêt HENTRICH c. France, 22 septembre 1994, § 42).

La ténacité de la Cour européenne à traquer l'arbitraire se voit donc bien en ce qu'elle s'est servi de notions conventionnelles différentes - régularité, nécessité, juste équilibre - pour atteindre toujours le même résultat.

Les techniques protectrices contre l'arbitraire sont nombreuses. Il peut s'agir de garanties procédurales avant que l'atteinte aux droits ne se produise, ou encore d'un droit de recours contre l'atteinte consommée. Mais il en est une qui intéresse plus particulièrement la compréhension de l'exigence de répartition des fonctions, et elle concerne la qualité de l'autorité qui porte atteinte au droit.

17. Au détour de quelques arrêts de la Cour, on voit en effet souligner que l'atteinte au droit «doit émaner d'une autorité qualifiée, être exécutée par une telle autorité et ne pas revêtir un caractère arbitraire» (arrêt WINTERWERP c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 45).

La question de savoir en quoi une autorité est «qualifiée» dépend des circonstances, mais il est clair que cela renvoie à son statut et à sa compétence. A titre d'exemple, on comparera deux affaires d'immixtions dans la sphère privée effectuées chacun par des fonctionnaires des PTT. Une perquisition domiciliaire par un fonctionnaire «spécialement formé» ne viole pas la Convention (arrêt CAMENZIND c. Suisse, 16 décembre 1997, § 46 ; il est vrai qu'il y avait aussi d'autres garanties), mais laisser pratiquer une écoute téléphonique au détriment d'un avocat par l'Administration des PTT sans contrôle judiciaire «est pour le moins étonnant» et viole la Convention (arrêt KOPP c. Suisse, 25 mars 1998, § 74).

18. Une bonne façon de s'assurer qu'une autorité est «qualifiée» et que cette qualification protège contre le risque d'arbitraire, est d'éviter que cette autorité n'exerce successivement plusieurs fonctions vis-à-vis d'un même individu. On touche là à une autre tendance lourde de la jurisprudence de la Cour européenne ; c'est celle qui vise à imposer de répartir les fonctions entre plusieurs autorités distinctes.

La chose est bien connue en matière judiciaire et s'y explique par l'exigence d'impartialité : le magistrat qui statue sur la mise en détention de l'accusé ne doit pas pouvoir être ensuite l'autorité qui le poursuivra (arrêt HUBER c. Suisse, 23 octobre 1990, § 42) ; le procureur qui a participé à la poursuite ne peut siéger dans la formation de jugement ( arrêt PIERSACK c. Belgique, 1er octobre 1982, §§ 30 et 31) ; le juge qui a instruit l'affaire pénale ne peut pas plus la juger (arrêt De CUBBER c. Belgique, 26 octobre 1984, §§ 29 et 30).

La nécessaire répartition des fonctions existe dans d'autres domaines. Ainsi l'article 13 CEDH qui consacre un droit à un recours effectif devant une instance nationale en cas de violation d'un droit garanti par la Convention postule que l'autorité saisie du recours soit différente de celle qui a pris l'acte contesté, sinon cette autorité de recours serait juge et partie (arrêt SILVER et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 116).

Ce qui mérite d'être souligné enfin est que cette répartition doit intervenir entre autorités distinctes mais qu'elle peut parfaitement se faire entre des autorités appartenant au même pouvoir organique - le judiciaire, le gouvernemental. On n'est donc plus du tout sur le terrain de la répartition des pouvoirs, on aborde plus largement la répartition des fonctions.

19. Les éléments que l'on vient de rassembler ne sont qu'en apparence épars. Sans doute touchent-ils à des domaines divers et ont-ils leur propre logique. Il n'empêche que, transcendant le particularisme de chaque disposition de la Convention, le tableau qu'ils dessinent est compréhensible : la protection contre l'arbitraire est inhérente au système de la Convention et la répartition des fonctions entre autorités distinctes concourt à cette protection.

 

B. Un essai de systématisation de la répartition des fonctions

20. On a distingué plus haut trois fonctions principales - la fonction normative, la fonction d'application individuelle et la fonction de contrôle. On voudrait montrer que la jurisprudence de la Convention européenne impose une certaine dose de répartition de ces fonctions entre autorités distinctes, sans pour autant aller jusqu'à exiger l'idéal qu'est l'exercice successif de ces trois fonctions par des pouvoirs différents.

L'expression la plus nette de cette répartition dans la jurisprudence actuelle est la distinction des fonctions d'application individuelle et de contrôle ; au-delà on voit poindre la distinction de la fonction normative et de la fonction d'application.

21. Les sources de la distinction des fonctions d'application individuelle et de contrôle sont multiples.

Le droit à un contrôle ultérieur par une autorité distincte peut d'abord s'enraciner dans les clauses mêmes de la Convention qui ouvrent un droit à recours. On a déjà cité le droit à un recours effectif devant une instance nationale consacré par l'article 13 CEDH ; ce recours n'est pas nécessairement judiciaire et peut donc être un recours interne à l'Administration qui a pris la mesure d'application. A ce recours d'application générale, on peut ajouter le recours au juge qui est prescrit par l'article 6 quand la mesure individuelle d'application affecte un droit de caractère civil (arrêt ZANDER c. Suède, 25 novembre 1993, § 29). En d'autres termes, chaque fois que la Convention crée un droit à recours, elle crée par ricochet un droit à la répartition des fonctions.

Mais à côté des clauses particulières de la Convention, il y a son inspiration générale favorable à l'émergence d'une fonction séparée de contrôle. Rendu à propos de mesures secrètes de surveillance, l'arrêt KLASS et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978 en est l'illustration :

"Parmi les principes fondamentaux de pareille société

[ la société démocratique ] figure la prééminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la Convention. […]. Elle implique, entre autres, qu'une ingérence de l'exécutif dans les droits d'un individu soit soumise à un contrôle efficace que doit normalement assurer, en moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire car il offre les meilleures garanties d'indépendance, d'impartialité et de procédure régulière" (arrêt, § 55).

L'exigence d'un contrôle efficace est aussi affirmée par la Cour dans d'autres contextes (arrêt SILVER et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 90, à propos de l'interception de la correspondance d'un détenu).

22. Le contrôle requis doit être exercé par une autorité indépendante et impartiale, investie du pouvoir de décider, c'est-à-dire compétente pour annuler ou modifier la mesure d'application individuelle, ou en réparer les conséquences dommageables.

Si l'autorité est un juge, les garanties de l'article 6 - voir infra la partie III - y suffiront. Mais l'autorité peut appartenir au même pouvoir organique que celle ayant pris la mesure d'application individuelle ; se pose alors la question de l'efficacité du recours à l'autorité de contrôle. La question se pose principalement pour les recours administratifs et la réponse est variable selon la nature du recours. Le recours gracieux - porté devant l'autorité qui est l'auteur de la mesure - ne satisfait pas à la condition d'efficacité ; il est même la négation de la répartition fonctionnelle qui se dégage de la Convention. La Cour européenne ne l'a donc jamais admis comme suffisant (voir par exemple les arrêts du 15 novembre 1996, CALOGERO DIANNA et DOMENICHINI c. Italie, §§ 41 et 42 respectivement). Le recours hiérarchique appelle une réponse nuancée selon le contenu de la réclamation dont le supérieur hiérarchique est saisi ; pour la comprendre, il faut partir de l'idée que le supérieur a édicté une norme générale et impersonnelle et que son application individuelle est faite par ses subordonnés. Si la réclamation présentée au supérieur porte sur la norme elle-même, le recours hiérarchique n'est pas efficace car ce supérieur étant l'auteur de la norme est juge et partie ; si au contraire la réclamation concerne la mauvaise application individuelle de la norme, le recours hiérarchique est efficace (arrêt SILVER et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 116).

23. L'affaire SILVER révèle d'ailleurs qu'il ne peut y avoir de fonction de contrôle efficace que s'il existe au préalable une norme dont il a été fait application individuelle. On touche là la seconde forme de répartition des fonctions protectrice contre l'arbitraire : la répartition des fonctions normative et d'application.

L'autorité d'application ne doit agir que dans un cadre légal pré-existant qui limite son pouvoir. Traditionnellement, l'exigence de cet encadrement légal était posée par la Cour dans deux séries de situation seulement : les cas dans lesquels l'autorité d'application se livre à des mesures de surveillance secrète et les cas dans lesquels cette autorité est investie d'un pouvoir d'appréciation des situations individuelles. Mais si l'on relit les arrêts pertinents, on s'aperçoit que ces situations ont été soulignées par la Cour à une fin bien particulière, celle d'imposer que l'encadrement légal soit détaillé et précis pour satisfaire à l'exigence de prévisibilité du droit et son application. Il s'agit donc d'un autre problème qui est celui de l'épuisement de sa compétence par l'autorité normative.

On croit donc pouvoir soutenir qu'il se dégage de la jurisprudence de la Cour une exigence de base - toute mesure d'application individuelle doit être fondée sur une norme pré-existante - et une exigence renforcée dans les deux situations particulières mentionnées - la norme pré-existante doit être détaillée pour que l'application soit prévisible. Il revient donc à toute juridiction d'apprécier si la «loi» est revêtue de ces qualités, et en particulier une Cour constitutionnelle devrait vérifier que le législateur a exercé sa compétence d'encadrement sans déléguer au pouvoir exécutif la réglementation des éléments essentiels de la matière.

24. Cette exigence d'encadrement légal préalable vaut en toutes circonstances, que l'autorité d'application soit l'exécutif ou même le juge (arrêts du 24 avril 1990, HUVIG et KRUSLIN c. France, §§ 29 et 30 respectivement) ; il en va ainsi pour la Cour au nom de la protection contre l'arbitraire.

Cet encadrement doit être contraignant pour l'autorité d'application et - ce qui révèle clairement que la fonction normative est séparée de la fonction d'application - la Cour n'admet jamais que l'auto-limitation de l'autorité d'application puisse suffire.

Une pratique administrative par définition réversible ne peut constituer l'encadrement normatif exigé (arrêt SILVER et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, §§ 86 et 88 ; arrêt MALONE c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 68 ; arrêt LEANDER c. Suède, 26 mars 1987, § 51). Une pratique est par nature variable de cas en cas ; n'étant ni prévisible pour l'administré ni contraignante pour l'Administration, elle ne saurait valoir comme l'encadrement légal voulu par la Convention.

Mieux même, la Cour n'accepte pas l'auto-limitation du juge, pourtant indépendant et impartial. Une affaire espagnole récente l'illustre en matière d'écoutes téléphoniques. Alors que le juge d'instruction avait pris les précautions maximales dans son ordonnance pour circonscrire le risque d'arbitraire - et la Cour lui a rendu hommage pour cela -, l'Espagne est cependant condamnée parce que le juge a pris ces précautions de sa propre initiative sans y être contraint par un encadrement légal pré-existant. Ce qui fonde la condamnation de l'Etat n'est pas l'arbitraire commis par l'autorité d'application individuelle du droit, mais le fait que les insuffisances du droit interne rendaient possible cet arbitraire - qui pourtant ne s'est pas produit. La carence du «législateur» est ainsi stigmatisée :

« (…) les garanties qui précisent l'étendue et les modalités du pouvoir d'appréciation des autorités doivent figurer en détail dans le droit interne, ayant de cette sorte une force contraignante qui circonscrit le pouvoir discrétionnaire du juge dans l'application desdites mesures» (arrêt VALENZUELA CONTRERAS c . Espagne, 30 juillet 1998, § 60).

L'auto-limitation n'est pas acceptable aussi pour une autre raison, qui est qu'elle paralyse la fonction de contrôle de l'application individuelle du droit. Car l'autorité ne s'auto-limite qu'à certains égards, laissant les autres aspects dans l'anomie. La France a été condamnée par la Cour pour cette raison à l'époque où son droit interne sur la situation des étrangers demandeurs d'asile comportait beaucoup de lacunes. Ce droit n'était fait que d'une circulaire ministérielle - non publiée d'ailleurs - guidant seulement l'action des services administratifs ; surtout par ses silences sur les conditions et la durée du maintien des étrangers dans la zone internationale des aéroports, cette circulaire ne permettait pas au juge « de contrôler les conditions du séjour des étrangers ni, au besoin, d'imposer à l'administration une limite à la durée du maintien litigieux» (arrêt AMUUR c. France, 25 juin 1995, § 53). C'est donc bien la carence de la fonction normative qui est ici sanctionnée, en ce qu'elle ne contraint pas l'autorité d'application individuelle et qu'elle empêche la fonction de contrôle d'être efficace contre l'arbitraire.

25. Il n'est pas douteux que la jurisprudence de la Convention européenne exige aujourd'hui un certain degré de répartition des fonctions publiques chaque fois qu'une mesure individuelle est prise qui affecte l'exercice des droits garantis. L'idéal est que les trois principales fonctions soient activées dans un tel cas, mais l'apport de la jurisprudence est d'avoir mis en lumière que la fonction normative est essentielle dans un régime démocratique. Cela ne supprime pas le caractère cardinal de la fonction de contrôle qui, lorsqu'elle est exercée par un juge, est l'expression même de la prééminence du droit.

 

III. Une fonction judiciaire séparée assure la prééminence du droit dans une société démocratique.

26. On l'a dit en introduction, la seule disposition de la Convention qui peut se lire comme assurant une répartition des pouvoirs est l'article 6 § 1.

Il consacre le droit à un procès équitable devant

«un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur [des] droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale (…)».

Dès ses premiers arrêts, la Cour européenne a mis l'accent sur le rôle primordial du droit au juge et du droit au procès équitable dans une société démocratique. Avec son arrêt GOLDER c. Royaume-Uni du 21 février 1975, elle lie pour la première fois les droits judiciaires à «la prééminence du droit» inscrite dans le préambule de la Convention (arrêt, § 34). Ainsi enracinée dans un des principes directeurs de la Convention, la fonction de juger allait faire l'objet d'une attention particulière dans la jurisprudence européenne.

Les rapports du juge et des autres pouvoirs de l'Etat ne peuvent plus être conçus aujourd'hui en termes de répartition ; il s'agit au contraire d'une séparation des pouvoirs et qui est favorable au judiciaire, élément indispensable à l' Etat de droit. L'Etat Partie à la Convention est tenu d'assurer cette séparation dont on montrera qu'elle n'est toutefois que relative sous l'angle organique (A) alors qu'elle est pratiquement absolue quand la fonction de juger est en cause (B).

 

A. Le pouvoir judiciaire doit être relativement séparé des autres pouvoirs.

27. La séparation ne saurait en effet être complète puisque, en règle générale, les juridictions sont instituées par la loi - ce que consacre l'article 6 lui-même qui parle d'un tribunal «établi par la loi». Au-delà, les juges professionnels sont normalement des fonctionnaires de l'Etat dont la première nomination est faite par l'exécutif et dont la promotion aux postes les plus élevés requiert à nouveau l'intervention des autorités exécutives et parfois du Parlement.

Mais la séparation organique est cependant requise comme conséquence des deux qualités structurelles requises de tout tribunal : l'indépendance et l'impartialité. Disons tout de suite que l'impartialité en cause ici n'est pas l'impartialité subjective du juge mais l'impartialité objective du tribunal. Dans cette mesure, indépendance et impartialité se soutiennent mutuellement, et la Cour européenne ne les dissocie d'ailleurs pas.

28. Dès l'arrêt RINGEISEN c. Autriche du 16 juillet 1971, la Cour européenne a posé en règle qu'un tribunal doit être «indépendant à l'égard de l'exécutif et des parties» (arrêt, § 95). Dans des arrêts ultérieurs, la formule a été élargie par l'adjonction de l'adverbe «notamment», ce qui signifie que le tribunal doit aussi être indépendant du pouvoir législatif (arrêt DEMICOLI c. Malte, 27 août 1991, § 39). Bien que le problème ait été traité sous l'angle de l'impartialité objective, il faut souligner que la Cour a aussi jugé qu'un tribunal doit par sa composition être séparé des partis politiques (arrêt HOLM c. Suède, 25 novembre 1993, §§ 32-33, à propos d'un jury populaire composé majoritairement de membres de partis politiques liés à la partie défenderesse).

29. Pour établir si un tribunal est indépendant des autres pouvoirs, il faut prendre en compte plusieurs éléments : le mode de nomination des juges, la durée de leur mandat, l'existence de garanties contre les pressions extérieures et le point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance.

Il y a défaut d'indépendance quand le juge est révocable ad nutum ou sans garanties de fond et procédurales suffisantes ; il y a suspicion sur son indépendance si son mandat est soumis à renouvellements périodiques de la part d'un autre pouvoir. En principe, les juges professionnels devraient être nommés à vie, ce qui peut se concilier avec une première nomination temporaire pour une période probatoire ; quant aux juges non professionnels, la durée de leur mandat et les causes de son interruption doivent assurer leur indépendance. Evidemment, d'autres aspects de l'indépendance entrent en ligne de compte : l'inamovibilité des juges professionnels, le régime de leur responsabilité disciplinaire ou le déroulement de leur carrière. Il est nécessaire que l'autorité ministérielle n'ait pas seule le pouvoir d'en décider ; il est donc souhaitable d'instituer au moins des mécanismes - proposition ou avis - et des organes - Conseil de la Magistrature - qui jouent le rôle d'amortisseurs dans la prise de toute décision affectant la situation statutaire d'un juge. Pour autant la Convention n'impose pas que ces questions échappent totalement au pouvoir ministériel et soient remises à un organe composé exclusivement de juges et magistrats. L'indépendance ne doit pas être confondue avec le corporatisme.

Car c'est surtout la dépendance hiérarchique du juge qui affecte le plus son indépendance. Si le juge est soumis au pouvoir de commandement d'un ministre, il ne peut passer pour une autorité judiciaire indépendante ; ce sera le cas pour un Procureur soumis au ministre de la Justice (arrêt VASILESCU c. Roumanie, 22 mai 1998, §§ 40-41) ou d'un fonctionnaire investi du pouvoir de décider sur des réclamations privées mais soumis au pouvoir d'évocation du ministre (arrêt BRYAN c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 38).

La dépendance du juge se colore même de partialité objective quand il est hiérarchiquement subordonné à une autorité non judiciaire intéressée par l'issue du procès.

Un tribunal où siègent des fonctionnaires issus des administrations qui sont les auteurs des actes contestés pose ainsi problème, et la Cour y a répondu en tenant compte de la situation de dépendance hiérarchique : là où ces fonctionnaires siègent à titre individuel à raison de leurs qualités d'expert, le tribunal est impartial ( arrêt ETTL et autres c. Autriche, 23 avril 1987, § 40), mais si ces fonctionnaires siègent en tant que représentants de leurs services qui sont des parties au procès, le tribunal manque d'impartialité (arrêt SRAMEK c. Autriche, 22 octobre 1984, § 42).

Dans la même ligne d'analyse, une Cour martiale n'est pas un tribunal indépendant quand ses membres sont nommés par l'officier qui a décidé de la nature des poursuites et qu'ils lui sont hiérarchiquement subordonnés (arrêt FINDLAY c. Royaume-Uni,25 février 1997, § 76).

30. Dans ces dernières affaires, il y avait doute à la fois sur l'indépendance et l'impartialité objective du tribunal. Le doute peut suffire pour disqualifier un tribunal car la Cour attache de l'importance aux apparences. S'il existe des éléments objectifs pouvant faire douter un observateur extérieur de cette indépendance et de cette impartialité, le tribunal ne répond plus aux exigences d'un pouvoir séparé des autres. La raison profonde en est que dans une société démocratique les tribunaux doivent inspirer confiance aux justiciables et plus généralement au public ; c'est une condition indispensable pour que leur autorité soit respectée.

Ainsi, des hauts magistrats administratifs ne doivent pas successivement conseiller le gouvernement sur des projets de réglementation puis statuer au contentieux sur des recours en annulation de la réglementation adoptée (arrêt PROCOLA c. Luxembourg, 28 septembre 1995, § 45) ; personne ne met en doute l'indépendance du Conseil d'Etat du Luxembourg, il n'empêche que le cumul de fonctions consultatives et judiciaires à propos des mêmes textes constitue un défaut d'apparence d'impartialité objective.

L'apparence a des contraintes variables et ce qui pourrait passer pour indépendant et impartial pour certains justiciables, ne l'est pas pour d'autres. Il est naturel que des militaires soient jugés par des tribunaux militaires composés de juges militaires et si ces juges sont indépendants dans l'exercice de leurs fonctions, le tribunal est conforme à la Convention. Par contre faire comparaître un civil devant une juridiction composée pour partie seulement de juges militaires même indépendants, est contraire à la Convention ; la présence de juges militaires dans une juridiction civile suffit à douter de son indépendance et de son impartialité ( arrêt INCAL c. Turquie, 9 juin 1998, §§ 68 et 72).

31. La séparation du pouvoir judiciaire n'est donc que relative quand on l'examine sous l'angle institutionnel. Mais ce qui constitue la pierre de touche de cette séparation organique est la non subordination hiérarchique du juge dans l'exercice de sa fonction de juger à une autorité non judiciaire. C'est donc déjà la fonction judiciaire qui est protégée par cette séparation relative.

 

B. La fonction de juger doit être totalement séparée des autres

32. Cette affirmation se fonde sur les caractéristiques essentielles du droit garanti par l'article 6 §  1 de la Convention. Tout découle de la caractéristique première qui est le pouvoir de décider qu'a le juge ; la Convention parle en effet d'un tribunal «qui décidera soit des contestations sur [des] droits et obligations de caractère civil soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale (…)». Mais il faut aussi que le juge puisse décider dans des conditions qui garantissent un procès équitable.

33. Il en résulte d'abord que l'acte de juger ne peut appartenir qu'à un tribunal ; aucun pouvoir non judiciaire dans l'Etat ne devrait détenir la compétence de trancher définitivement sur la base du droit applicable une question juridique.

Un ministre ne peut juger, et la Cour a déjà censuré la justice administrative retenue (arrêt BENTHEM c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, §§ 40 et 43) ; sa motivation est très intéressante car on y voit que la pratique du ministre-juge est triplement contraire à la Convention : la décision a la forme d'un acte administratif, le ministre est le supérieur hiérarchique des services mis en cause, le ministre est responsable de ses actes devant le Parlement.

La justice rendue par le Parlement pose des problèmes plus délicats car dans de nombreux systèmes constitutionnels le Parlement est compétent pour statuer sur la responsabilité pénale des plus hauts dirigeants, qu'il s'agisse d'une responsabilité ordinaire - crimes et délits commis dans l'exercice de leurs fonctions - ou extraordinaire - haute trahison et autres manquements graves aux devoirs de la charge. Il est douteux que la Convention aille jusqu'à condamner le principe de la justice parlementaire mais sans doute faut-il veiller à en atténuer les excès dus à la partialité politique ; des garanties dans l'instruction et la composition de la formation de jugement, un respect scrupuleux des droits de la défense, doivent y être apportés. C'est au fond l'indication que donne le seul arrêt de la Cour touchant aux compétences judiciaires pénales d'un Parlement ; sans les plus grandes précautions, un Parlement n'est pas assez impartial pour punir ( arrêt DEMICOLI c. Malte, 27 août 1991, § 41, à propos de la condamnation d'un journaliste pour «contempt of Parliament»). Cela revient à dire que si un Parlement peut avoir à juger pénalement le personnel politique, il ne devrait pas se voir reconnaître la compétence de juger des particuliers.

34. Le droit d'accéder à un tribunal, l'indépendance de ce tribunal, et l'équité de toute procédure judiciaire concourent à assurer aux procès en cours leur issue normale. De ce point de vue encore la fonction judiciaire est à part des autres.

C'est d'abord un devoir du juge lui-même : il ne doit pas renoncer à son pouvoir de décider par lui-même et s'en remettre à une autre autorité. La Cour européenne a pour cette raison condamné la France à l'époque où le Conseil d'Etat s'estimait incompétent pour interpréter les traités applicables au contentieux devant lui et sollicitait l'interprétation officielle du ministère des Affaires étrangères qu'il tenait pour obligatoire (arrêt BEAUMARTIN c. France, 24 novembre 1994, §§ 36 et 38-39).

L'issue prévisible d'un procès en cours peut être contrariée par l'intervention du législateur : validation législative d'un acte administratif attaqué, loi nouvelle d'application immédiate, voire loi rétroactive pesant sur le cours de la justice sont des situations dont la Cour européenne a eu à connaître. Notons tout de suite que quand elle a condamné ces pratiques, elle ne s'est jamais placé sur le terrain de l'indépendance des tribunaux mais sur celui du droit d'accès à un tribunal ou sur celui du droit à un procès équitable. C'est déjà une indication que sa condamnation n'est pas de principe car droit d'accès et équité peuvent être limités par l'existence d'un intérêt général supérieur à l'intérêt des justiciables.

La Cour admet en effet que le législateur puisse modifier le droit applicable dans une procédure judiciaire en cours ; qu'il s'agisse de procédures entre particuliers ou même d'une procédure dans laquelle l'Etat est partie, que la loi nouvelle soit d'application immédiate ou même rétroactive, l'article 6 n'y fait pas obstacle (arrêt PAPAGEORGIOU c. Grèce, 22 octobre 1997, § 37 ; arrêt NATIONAL and PROVINCIAL BUILDING SOCIETY c. Royaume-Uni, 23 octobre  1997, § 112). Ainsi la séparation des fonctions joue aussi au profit du législateur qui n'est pas privé de son pouvoir de légiférer par l'existence de procédures judiciaires.

Par contre,

« le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 s'opposent à toute ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire d'un litige» (arrêt RAFFINERIES GRECQUES STRAN et STRATIS ANDREADIS c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49).

Le critère est donc le but poursuivi d'influer à son avantage sur l'issue du litige. Ainsi est posée la distinction de la législation générale et de la loi de circonstance.

Mais même pour ces lois de circonstance, l'ingérence n'est inadmissible que si elle ne se justifie par aucun motif d'intérêt général supérieur. Aucun motif de cette importance n'existe quand l'Etat ne cherche qu'à se soustraire aux conséquences désavantageuses des lois ou de ses propres engagements ; l'ingérence est sanctionnée (arrêts PAPAGEORGIOU et RAFFINERIES GRECQUES, précités, §§ 38 et 49-50 respectivement). Au contraire, une loi fiscale rétroactive qui anéantit toute chance de gagner contre l'Etat se justifie quand elle est une riposte à une tentative de mauvaise foi de tirer profit des défectuosités techniques de la loi antérieure, et qu'elle permet à l'Etat de préserver d'importantes ressources budgétaires (arrêt NATIONAL and PROVINCIAL BUILDING SOCIETY, précité, § 112).

En comparant ces affaires, on constate aussi que l'administration de la justice est mieux protégée contre les ingérences législatives quand le juge s'est déjà prononcé ; ce qu'il avait de choquant dans les affaires grecques est que la loi nouvelle a été votée alors que la procédure était pendante devant la Cour de cassation et que l'Etat avait perdu en première instance et en appel ; au contraire, dans l'affaire britannique, aucune action n'avait encore été introduite contre l'Etat et les sociétés se plaignaient seulement d'avoir été privées de la possibilité de gagner.

35. Une autre application de la séparation de la fonction judiciaire touche à la décision rendue.

L'intégrité de cette décision doit d'abord être respectée par les autres pouvoirs. C'est en effet un principe inhérent à la notion de tribunal que celui-ci a

« le pouvoir de rendre une décision obligatoire ne pouvant être modifiée par une autorité non judiciaire au détriment d'une partie» (arrêt VAN DE HURK c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 45).

Une décision judiciaire ne peut être annulée ou modifiée que par le même ou un autre tribunal. Toute autre autorité est dépourvue de pouvoir face à un jugement. Il est donc contraire à la Convention qu'un Ministre puisse suspendre les effets d'un jugement d'annulation d'un acte administratif, ne laissant au tribunal que le droit de réparer le préjudice résultant de cette suspension (arrêt VAN DE HURK, précité, §§ 52 et 54). De même, il y a atteinte à l'intégrité de la décision judiciaire lorsqu'une autorité militaire peut modifier la peine prononcée par une Cour martiale ( arrêt FINDLAY c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 77). Mais la faculté de gracier un condamné n'est pas contraire à la Convention - la grâce est même une institution reconnue par l'article 3 du Protocole n° 7 - car elle n'annule pas la condamnation et relève seulement de ses effets.

Ce qui a été jugé à propos de ces autorités exécutives ou administratives doit s'appliquer avec la même force au législateur : une loi suspendant ou annulant une décision judiciaire définitive contrevient sans doute à la Convention. Seul un intérêt public péremptoire pourrait amener la Cour européenne à une conclusion contraire ; elle en aurait toutefois une conception exigeante comme le laisse prévoir - quoi que sur l'autre terrain du droit au respect de biens - son arrêt S.A. Pressos Naviera c. Belgique.

36. Si toutes les autorités non judiciaires doivent respecter les jugements rendus, il en découle nécessairement que ces mêmes autorités doivent exécuter les décisions de justice devenues sans recours.

C'est en se fondant sur les principes de la prééminence du droit et du droit à un tribunal que la Cour européenne a jugé que l'exécution d'une décision de justice fait partie du procès. Il en résulte que le droit interne d'un Etat Partie doit veiller à ce qu'une telle décision définitive et obligatoire ne reste pas inopérante au détriment d'une partie (arrêt HORNSBY c. Grèce, 19 mars 1997, § 40). La partie gagnante d'un procès a donc un droit subjectif à l'exécution de la décision, et les autorités de l'Etat sont tenues par une obligation d'exécution.

Cela signifie en particulier que lorsque l'Etat est le défendeur succombant devant les tribunaux, ses services doivent se plier à la décision judiciaire. Dans le contentieux administratif, l'Administration est tenue d'exécuter le jugement dans un délai raisonnable car, étant un des éléments de l'Etat de droit, elle a - comme le juge - un intérêt au respect de la légalité (arrêt HORNSBY, précité, §§ 41 et 43) ; on ne pouvait pas plus clairement exprimer l'idée que le juge n'est pas l'adversaire de l'Administration et qu'au contraire ces deux pouvoirs poursuivent une fin commune.

Cette collaboration du juge et de l'Administration à la restauration de la légalité est spécialement visible dans le contentieux de l'annulation des actes administratifs. Si l'on scrute les faits et la motivation de l'arrêt HORNSBY, on aperçoit que la Cour a nettement distingué ce qui relève du juge et ce qui appartient à l'Administration : au juge la disparition de l'acte litigieux, et à l'Administration la levée des effets de l'acte annulé, c'est-à-dire l'adoption d'un nouvel acte qui soit légal (arrêt, § 41). En d'autres termes, la Convention n'impose pas que le juge doive se substituer à l'administration et fasse lui-même acte d'administration. Sans doute la configuration de l'affaire HORNSBY se prêtait bien à ce genre de solution ; il s'agissait de l'annulation d'une décision administrative de refus, et en la matière l'annulation du refus ne vaut pas autorisation que l'administration doit alors délivrer. Mais au-delà de l'espèce, on veut y voir une nouvelle illustration de la dualité de la séparation des fonctions dans un Etat de droit : la fonction judiciaire est séparée de la fonction administrative, mais en retour le juge ne peut empiéter sur la sphère de l'Administration. C'est pour cela que l'Administration est tenue d'exécuter les décisions de justice qui la concernent.

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37. La répartition des pouvoirs n'est donc pas absente de la pratique de la Convention européenne des droits de l'homme, elle ne surgit toutefois que lorsqu'elle est nécessaire à la préservation du caractère démocratique de la société.

La séparation politique des pouvoirs n'est de ce point de vue qu'une technique parmi d'autres car on peut bien estimer que la démocratie politique est mieux protégée par une presse libre que par l'organisation minutieuse de la motion de censure. Dans le fonctionnement général de l'Etat, les trois grands pouvoirs doivent se respecter mutuellement ; on l'a vu en montrant que l'autorité du pouvoir judiciaire est toujours affirmée sous la réserve de la liberté du législateur et de la compétence naturelle de l'Administration. Mais ce respect mutuel n'est pas conçu à des fins purement défensives des intérêts de chacun des pouvoirs ; il est organisé par une idée plus haute qui est que, dans un Etat de droit, chaque pouvoir doit contribuer à la prééminence du droit. Pour les individus, cette visée est rassurante et doit les conforter dans la conviction que la répartition des pouvoirs est toujours un rempart contre l'arbitraire.