LA STRUCTURE GOUVERNEMENTALE:
LES RAPPORTS ENTRE LE PRESIDENT ET LE GOUVERNEMENT

 

par M. Michel LESAGE,
Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

 

Dans le cadre du Séminaire Unidem: «Développements constitutionnels dans les Etats du Caucase: la répartition des pouvoirs», le présent rapport, qui concerne la structure gouvernementale et les rapports au sein de l'exécutif, est une première tentative d'analyse comparative entre les trois systèmes politiques des Etats du Caucase, les autres systèmes politiques des Etats de la Communauté des Etats européens et ceux des Etats membres du Conseil de l'Europe.

Les trois Etats du Caucase ont adopté les valeurs du Conseil de l'Europe: démocratie pluraliste, état de droit, droits de l'homme et sont tous les trois candidats à l'admission au Conseil de l'Europe. Ils ont tous les trois adopté une nouvelle Constitution en 1995: l'Arménie, le 5 juillet 1995 par référendum, la Géorgie, le 24 août 1995 et l'Azerbaïdjan, le 12 novembre 1995, également par référendum.

Mais ce sont trois systèmes politiques différents qui ont été constitués, avec des histoires politiques différentes.

Les trois Etats ont tous les trois choisi un président élu au suffrage universel, mais en Géorgie et en Azerbaïdjan, le premier président élu au suffrage universel a vite perdu le pouvoir dans une situation de crise proche de la guerre civile et dans les deux pays, il a été fait appel à l'ancien premier secrétaire du parti de la période Brejnev pour lui succéder. Au contraire, en Arménie, le président élu au suffrage universel en 1991 et réélu en 1996, après l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, a démissionné en 1998, ce qui a déjà permis à «l'alternance» de fonctionner avec l'élection d'un nouveau président.

Les trois ans écoulés depuis l'adoption des constitutions permettront de dresser un premier bilan de leur fonctionnement et de s'interroger sur les modifications éventuelles qui pourraient y être apportées à la lumière de la pratique.

Les constitutions adoptées en 1995 visaient à s'éloigner du modèle soviétique de direction de la société par un parti unique auquel étaient soumis tous les organes de l'Etat. L'élection d'un président au suffrage universel était le moyen de donner la légitimité aux nouvelles autorités, mais la situation de transition rendait particulièrement complexe le choix d'un système de gouvernement. Le président élu au suffrage universel incarne l'unité de l'Etat et doit donc bénéficier d'une grande stabilité. Mais il doit en même temps assurer l'application de la politique qu'il a proposée aux électeurs et pour laquelle il a été élu et d'une façon ou d'une autre rendre compte de l'exécution de cette politique. Il doit choisir ses collaborateurs, mais dans un Etat démocratique, leur responsabilité doit être organisée non seulement à l'égard du président qui les a nommés, mais encore à l'égard des citoyens et de leurs représentants. Les structures du gouvernement ne peuvent être intégralement nouvelles et originales. Le passé conserve une partie de son poids dans les conceptions et les consciences. L'utilisation d'institutions et de procédures empruntées à des modèles étrangers est logique pour gagner du temps, mais, très souvent, elle déforme les institutions que l'on croit avoir repris et qui, de toutes façons, fonctionneront dans un contexte politique tout à fait différent.

Le choix d'une structure de gouvernement et d'un mécanisme de relations au sein de l'exécutif pose deux types de problèmes intimement liés entre eux:

Le premier est celui de l'organisation même des rapports entre le président et le gouvernement;

Le second est celui des actes juridiques du président et du gouvernement et des mécanismes de responsabilité relatifs aux auteurs de ces actes.

 

I. L'organisation des rapports entre le président et le gouvernement

1. Qu'est-ce que le «gouvernement»

En raison à la fois des nécessités politiques de la transition, en particulier pour ces Etats qui connaissent des conflits majeurs relatifs à leur entité comme Etat (Nagorny Karabakh, Abkhazie) et au poids des structures et des mentalités anciennes (rôle dirigeant du Parti et appareil du Secrétariat du Comité central du Parti, structures des instances compétentes en matière de sécurité nationale), dans les trois Etats du Caucase, comme dans les autres Etats de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), on ne peut ramener la fonction de gouvernement au seul «gouvernement».

1. La définition de la mission du président:

La définition de la mission du président est différente dans les trois Etats.

En Arménie, le Président de la République assure le respect de la Constitution, le fonctionnement normal des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (art. 49 al.1 de la Constitution).

En Géorgie, le Président est Chef de l'Etat géorgien et Chef du pouvoir exécutif (art. 69. § 1 de la Constitution).

En Azerbaïdjan, le pouvoir exécutif dans la République azerbaïdjanaise appartient au Président de la République azerbaïdjanaise (art. 112 de la Constitution).

Mais, dans les trois Etats, c'est un président élu au suffrage universel.

2. Le gouvernement et les organes consultatifs du président

En Arménie : le pouvoir exécutif est exercé par le gouvernement, composé du premier ministre et des ministres (art. 85 de la Constitution). Le président peut former des organes consultatifs (art. 55 § 6).

En Azerbaïdjan, en vue d'organiser l'exercice du pouvoir exécutif, le président forme le cabinet des ministres, qui est «l'organe exécutif suprême» du Président de la République azerbaïdjanaise. Il en nomme et révoque les membres. D'autre part, il forme l'administration du président et nomme son chef (art. 122 al. 9).

En Géorgie, il n'y a pas de premier ministre, mais un ministre d'Etat, qui fait partie du gouvernement, dirige la chancellerie du gouvernement et, sur habilitation du président, exerce certaines de ses missions (art. 81.3 de la Constitution).

 

2. Le gouvernement

1. La direction du gouvernement

En Arménie, le président nomme et révoque le premier ministre. Le gouvernement soumet son programme à l'Assemblée Nationale, qui peut, par une motion de censure, lui refuser la confiance (art. 74 de la Constitution). Les séances du gouvernement sont convoquées et présidées par le Président de la République ou, avec son autorisation, par le premier ministre. Le premier ministre dirige le fonctionnement courant du gouvernement et coordonne le travail des ministres.

En Azerbaïdjan, le président nomme et révoque le premier ministre avec l'accord du Milli Medjlis. L'article 134 de la constitution exige que le premier ministre ait plus de 30 ans et ait une instruction supérieure. Le premier ministre préside les séances du Cabinet des ministres (art. 130).

En Géorgie, le ministre d'Etat, comme les autres ministres, est nommé par le président avec l'accord du Parlement.

2. La structure du gouvernement

En Arménie, l'organisation du gouvernement et les modalités de son fonctionnement sont définis par décret du Président de la République sur proposition du premier ministre.

En Azerbaïdjan, le mode de fonctionnement du Cabinet des ministres est fixé par le président (art. 128 al. 3).

Au contraire, en Géorgie, la structure et le mode de fonctionnement du pouvoir exécutif sont approuvés par le Parlement sur proposition du président (art 78 § 1).

La Constitution de la République azerbaïdjanaise prévoit l'existence de vice-premiers ministres (art. 115).

3. L'autorité du président et du premier ministre sur les membres du gouvernement

La Constitution de la République d'Arménie est la seule Constitution des trois Etats du Caucase qui donne au premier ministre une autorité sur les ministres.

En Arménie, le président, sur proposition du premier ministre, nomme les membres du gouvernement et met fin à leurs fonctions.

En Azerbaïdjan, le président nomme et révoque les membres du Cabinet des ministres. La Constitution ne mentionne pas que le premier ministre ait un pouvoir de proposition.

C'est en Géorgie que le pouvoir de nomination des ministres par le président est le plus restreint. En effet, le président nomme les membres du gouvernement-ministres, avec l'accord du Parlement. La procédure de présentation des candidats aux fonctions de ministres est précisée par l'article 77 de la Constitution. Mais le président a le droit de mettre fin aux fonctions des membres du gouvernement et d'accepter leur démission (art. 73 1 c) et d)).

 

3. L'administration du président et le Conseil de sécurité

1. L'administration du président

L'administration du président, qui a, comme on l'a vu un fondement constitutionnel exprès en Azerbaïdjan a pour mission d'assister directement le président dans l'exercice de ses attributions constitutionnelles. Cette institution, qui existe dans tous ou presque tous les Etats de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) n'a pas d'équivalent dans les Etats de l'Europe occidentale où les fonctions de Conseil du président sont remplies par un nombre réduit de conseillers et les fonctions d'assistance par un secrétariat réduit; le rôle essentiel dans la coordination du travail du gouvernement étant rempli par le secrétariat général du gouvernement ou la chancellerie du premier ministre.

Dans les Etats de la CEI, il s'agit, au contraire, le plus souvent, de services comportant un grand nombre de fonctionnaires et qui jouent un rôle à la fois dans la coordination de l'élaboration des règles juridiques et dans l'expertise juridique des projets de lois et de règlements. La répartition des fonctions et des pouvoirs d'influence entre l'administration du président est très variable selon les pays et les situations.

2. Le Conseil de sécurité

De même, le Conseil de sécurité, dans la forme où il existe dans les Etats de la CEI, est inconnu dans la partie occidentale de l'Europe.

En Azerbaïdjan et en Géorgie, le Conseil de sécurité a un fondement constitutionnel; selon la Constitution azerbaïdjanaise, le président forme le Conseil de sécurité (art. 122 al. 23). Selon la Constitution géorgienne, le président nomme les membres du Conseil de la sécurité nationale, préside ses séances (art. 73 § 5). Au contraire, la Constitution arménienne ne le mentionne pas expressément, mais son importance politique ne fait aucun doute; on sait que la démission du Président Ter-Petrossian est intervenue à la suite de l'expression d'un conflit majeur au sein du conseil de sécurité.

 

II. Les actes juridiques du président et du gouvernement
et les mécanismes de responsabilité politique

1. Le rôle de l'exécutif dans l'adoption de la loi

Le rôle de l'exécutif dans l'élaboration de la loi est une des questions les plus mal comprises dans les nouvelles démocraties, où le Parlement a tendance à vouloir s'attribuer l'hégémonie du pouvoir législatif.

Au contraire, tous les Etats de l'Europe occidentale reconnaissent un rôle majeur au gouvernement dans l'élaboration de la loi; seul le gouvernement peut donner au système juridique l'unité et la cohérence dont il a besoin. En Europe occidentale, de 70 à 90 % des lois ont une origine gouvernementale et les constitutions et les règlements des assemblées donnent au gouvernement des moyens d'intervenir dans la procédure législative.

1. Le domaine de la loi

L'Arménie, qui dans l'une des premières variantes du projet de Constitution, avait semblé être tentée par une délimitation constitutionnelle des domaines de la loi a, abandonné dans le texte définitif cette formule, à notre avis, inadaptée à un Parlement qui commence une activité réelle. En revanche, cette solution a été retenue par l'Azerbaïdjan. L'article 102 de la Constitution donne une liste de 28 matières qui doivent faire l'objet de règles générales adoptées par le Milli Medjlis.

2. Les compétences du président et du gouvernement dans la procédure législative

La question du rôle de l'exécutif est rendue plus complexe encore lorsque, comme c'est le cas par exemple en Russie, l'initiative de la loi au sein de l'exécutif est partagée entre le président et le gouvernement. Les Etats du Caucase ont su éviter cette difficulté. La constitution de chacun des trois pays accorde l'initiative de la loi soit au président en Azerbaïdjan et en Géorgie, soit au gouvernement en Arménie.

Seule la Constitution arménienne accorde au gouvernement une large possibilité d'influencer la procédure d'adoption des lois. Le gouvernement définit l'ordre de l'examen des projets de lois qu'il a présentés. Il peut déclarer l'urgence. Il peut demander que ne soient soumis au vote que les amendements qu'il a acceptés. Il peut poser la question de confiance sur l'adoption de la loi.

La Constitution azerbaïdjanaise accorde de même à l'auteur d'un projet de loi le droit de donner son accord aux amendements (art. 106 al. 2) et au Président de déclarer l'urgence (art. 107 al. 2).

La Constitution géorgienne ne prévoit aucune de ces procédures.

Les trois Constitutions accordent au président le droit de demander une seconde délibération . En Géorgie, ce droit est utilisé alors même que le président a la majorité au Parlement

 

2. Les décrets du président

1. La nature des décrets

Les décrets du président sont une catégorie spécifique des systèmes politiques de la Communauté des Etats Indépendants. C'est un héritage du système soviétique qui a été conservé en raison de son utilité dans un système où le législateur doit faire face à la tâche immense de modifier tout le système législatif et a beaucoup de mal à s'en acquitter en temps utile.

La Constitution arménienne précise que le président prend des décrets et des ordonnances qui ne peuvent être contraires à la Constitution et aux lois, il en est de même pour les décrets du Président de la République azerbaïdjanaise (art. 195), alors que la Constitution géorgienne précise de son côté que le président prend des décrets et ordonnance «sur la base» de la constitution et de la loi.

Dans les systèmes parlementaires, les décrets du président sont soumis au contreseing du gouvernement, ce qui permet éventuellement de mettre en jeu la responsabilité du gouvernement pour les actes du président. Une telle possibilité n'existe pas si les décrets du président ne sont pas contresignés et il y a là un vide juridique et un déficit démocratique, qui peuvent se traduire par une utilisation abusive de l'engagement de poursuites pour destitution et la mise en cause de la stabilité de la fonction présidentielle.

2. La mise en jeu de la responsabilité du président

La seule procédure prévue par les trois constitutions est celle de la destitution du président.

Les Constitutions arménienne et géorgienne permettent au Parlement d'engager la procédure de destitution du président pour haute trahison ou crime grave en Arménie, violation de la constitution, trahison de la patrie ou crime grave en Géorgie. La Constitution arménienne exige un avis de la Cour constitutionnelle et la Constitution géorgienne l'avis de la Cour constitutionnelle pour la violation de la constitution et celui de la Cour suprême pour la haute trahison ou la commission d'autres infractions (art. 75).

La destitution est prononcée par décision prise à la majorité des deux tiers de l'Assemblée Nationale en Arménie ou du Parlement en Géorgie.

En Azerbaïdjan, la Constitution confie l'initiative de l'engagement de la procédure de destitution du président pour crime grave à la Cour constitutionnelle qui doit saisir le Milli Medjlis après avis de la Cour suprême. La décision, prise obligatoirement dans les deux mois de la saisine par la Cour sous peine d'abandon des poursuites, à la majorité de 85 voix sur 125, doit, pour entrer en vigueur, être signée par le Président de la Cour constitutionnelle à la suite d'une délibération de celle-ci effectuée dans les huit jours.

 

3. Les arrêtés du gouvernement

1. Le domaine des arrêtés du gouvernement

Les arrêtés du gouvernement occupent dans la hiérarchie des actes juridiques la troisième place après la loi et le décret du président.

En Arménie, les décisions du gouvernement sont signées par le Premier ministre et approuvées par le Président de la République. Le premier ministre en porte donc directement la responsabilité.

La Constitution azerbaïdjanaise précise que le Cabinet des ministres adopte des arrêtés pour l'établissement des règles générales et des ordonnances sur les autres questions et, comme on l'a vu, les séances du Cabinet des ministres sont présidées par le premier-ministre. La Constitution azerbaïdjanaise accorde au Président le droit d'annuler les arrêtés et ordonnances du Cabinet des ministres (art. 122 al. 22), mais, en pratique, cette attribution du président n'est pas mise en pratique.

La Constitution géorgienne est muette sur la nature des actes réglementaires et précise simplement que le président peut annuler les actes des organes du pouvoir exécutif qui lui sont subordonnés.

2. La mise en jeu de la responsabilité du gouvernement

Seules les Constitution des Républiques d'Arménie et d'Azerbaïdjan prévoient une responsabilité (collective) du gouvernement devant le Parlement.

Comme on l'a vu, la Constitution arménienne prévoit la possibilité d'un vote de confiance à l'occasion de l'adoption d'une loi (art. 75). En Azerbaïdjan, le Parlement est compétent pour se prononcer sur la question de la confiance au Cabinet des ministres (art. 103 al. 14) et, de son côté, le président «prend la décision relative à la démission du Cabinet des ministres» (art. 122 al. 3).

Au contraire, en Géorgie où les membres du gouvernement ne sont responsables que devant le Président de la Géorgie, la Constitution ne prévoit à l'égard des membres du gouvernement-ministres qu'une procédure d'impeachment fondée sur une violation de la Constitution, la haute trahison ou la commission d'une autre infraction (art. 64). L'engagement de cette procédure peut néanmoins être pour le président un signal pour l'inciter à révoquer un ministre.

Seule la Constitution arménienne donne le droit au Président de la République, après consultation du président de l'Assemblée Nationale et du premier ministre, de dissoudre l'Assemblée Nationale. Le droit de dissolution n'existe pas en Azerbaïdjan et en Géorgie. Cet instrument démocratique, qui permet notamment au président de soumettre au peuple un conflit entre le gouvernement et le parlement est encore souvent, comme il l'a été en France jusqu'à la IVe République, considéré comme un instrument autoritaire contre la représentation populaire. Mais, pour que cette procédure puisse fonctionner effectivement comme contrepoids à la censure du gouvernement, il faut d'une part que les conditions de la vie politique permettent de soumettre aux électeurs un enjeu clair, et que d'autre part, les députés n'aient pas peur de retourner devant les électeurs. La vie politique russe a montré une telle situation lorsque les députés à la Douma d'Etat ont préféré donner leur accord à la nomination d'un premier ministre dont ils ne voulaient pas plutôt que d'affronter le verdict des électeurs.

On voit donc, malgré les éléments communs, que ce sont trois systèmes politiques différents qui ont été mis en place au Caucase. De même, malgré également quelques éléments communs, les problèmes que pose leur fonctionnement ne sont pas identiques. Ils appellent donc éventuellement des solutions différentes.