DEVELOPPEMENTS CONSTITUTIONNELS
DANS LES ETATS DU CAUCASE:
LA REPARTITION DES POUVOIRS

 

par M. Michel MELCHIOR
Président de la Cour d’arbitrage de Belgique
Professeur à l’Université de Liège

 

1. Séparation et répartition des pouvoirs. C'est à Montesquieu qu'est attribuée la paternité de la théorie de la séparation des pouvoirs. En fait, comme on le sait, cette expression n'a jamais été utilisée par lui, mais il a développé une théorie à propos de la sauvegarde de la liberté publique ou individuelle qui se traduit par l'émergence de la nécessité à ce propos d'attribuer à des entités distinctes les fonctions législative, exécutive et juridictionnelle. «La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les Etats modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle, écrit-il, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites... Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir» (Livre XI, chap.4).

En d'autres termes, la puissance publique doit être répartie entre des organes distincts de sorte que les pouvoirs s'arrêtent mutuellement (voy.livre XI, chap.VI). Toutefois, pour Montesquieu, une certaine collaboration entre les pouvoirs, en tout cas entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est souhaitable, et même nécessaire. On constate d'ailleurs que même là où a été institué un système accentué ou rigide de séparation des pouvoirs - dans le régime présidentiel essentiellement - des interrelations existent en fait ( et ce par la force des choses) entre ces deux pouvoirs législatif et exécutif.

Par contre, ce qui existe nécessairement dans tout système de séparation des pouvoirs, c'est l'indépendance du pouvoir juridictionnel: les deux autres pouvoirs ne peuvent s'ingérer dans la solution des litiges que les juridictions doivent trancher. C'est une condition, sinon la condition fondamentale de l' Etat de droit.

2. Lorsque, comme cela est nécessairement le cas dans les Etats démocratiques, la constitution établit une certaine forme de séparation des pouvoirs, en instituant un régime présidentiel ou un régime parlementaire, il est dans la nature des choses humaines que ce principe ne soit pas toujours respecté et qu'un pouvoir empiète dans les fonctions attribuées à un autre pouvoir.

Que faire pour sanctionner de telles atteintes à la répartition des pouvoirs modelée par la constitution.

On pourrait songer à instituer comme garant du respect de la séparation des pouvoirs le pouvoir juridictionnel, mais ce serait là instituer ce pouvoir en un super-pouvoir et cela ne permettrait pas d'éviter que ce pouvoir empiète sur l'exercice du pouvoir législatif ou celui de l'exécutif.

La solution qui paraît offrir la meilleure des chances de garantir le respect par leurs titulaires des pouvoirs déterminés qu'ils détiennent de la constitution est de confier cette fonction à une cour constitutionnelle, en tout cas en dernier ressort.

Il est en effet de la nature d'une cour constitutionnelle de veiller au respect de la constitution par les divers organes de l'Etat (et au minimum de la part du pouvoir législatif) et donc de veiller au respect de la répartition des pouvoirs opérée par la constitution.

3. Pouvoir législatif et pouvoir exécutif. La distinction entre les fonctions exercées par ces deux pouvoirs est moins nette qu'il n'y paraît. En effet, en règle générale le pouvoir exécutif est doté d'une certaine fonction normative qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer de la fonction remplie par le pouvoir législatif.

Dans certains Etats - on songe à la France - le titulaire normal du pouvoir législatif, le Parlement, ne peut exercer sa fonction normative que dans les matières qui lui ont été attribuées, dans les autres matières la fonction normative/législative est exercée par le gouvernement. Plus généralement, les constitutions nationales donnent au pouvoir exécutif un pouvoir réglementaire/normatif lui permettant d'adopter les normes nécessaires à la mise en oeuvre effective des règles adoptées par le Parlement, titulaire du pouvoir législatif, faute de quoi ces règles seraient inapplicables, parce que insuffisamment complètes que pour être effectivement appliquées par l'administration, par les particuliers ou par les juges. La limite imposée constitutionnellement (soit expressément, soit implicitement) à l'exécutif est naturellement de ne pas modifier ou suspendre les normes adoptées par le législatif.

De même, il peut être conforme à la constitution que le Parlement donne, dans une matière déterminée qu'il aurait pu régler complètement lui-même, pouvoir à l'exécutif d'adopter des normes mettant en oeuvre sous la forme d'actes réglementaires, les principes de base adoptés par lui-même. Il arrive également que le gouvernement soit autorisé, soit par la constitution elle-même en cas d'urgence, soit par le Parlement parce qu'il l'estime opportun et que la constitution ne le lui interdit pas, à adopter, dans des matières déterminées, des normes allant jusqu'à abroger ou modifier des dispositions d'origine législative; dans cette dernière hypothèse toutefois il semble normal de limiter dans le temps la possibilité d'action normative du gouvernement et de soumettre les actes normatifs adoptés par ce dernier à une confirmation législative effectuée par le Parlement, faute de quoi, à partir d'une certaine date, les actes normatifs adoptés par le gouvernement cesseraient d'avoir effet.

4.1. Il est clair que dans les domaines qui viennent d'être mentionnés, il y matière à agir pour la cour constitutionnelle.

Celle-ci devrait être autorisée à vérifier, sur saisine, si les actes normatifs adoptés par l'exécutif sont restés dans les limites de l'habilitation donnée à celui-ci, soit directement par la constitution, soit par le pouvoir législatif lui-même. De même, la cour constitutionnelle pourrait être amenée à vérifier si les actes du pouvoirs législatif n'empiètent pas sur la fonction normative attribuée à l'exécutif. En ce domaine, toutefois, (sauf dans l'hypothèse où la constitution a réservé expressément à l'exécutif le pouvoir normatif dans des matières déterminées), il semble que le pouvoir législatif puisse toujours adopter lui-même une loi «complète», ne laissant à l'exécutif aucune marge l'autorisant à adopter des mesures normatives de mise en oeuvre.

4.2. Par ailleurs, le pouvoir législatif est soumis à la constitution. Outre le problème du respect des droits fondamentaux (qui ne fait pas partie du thème du présent colloque), ce pouvoir ne peut s'exercer que conformément aux normes constitutionnelles régissant l'exercice du pouvoir législatif. Il appartient à la cour constitutionnelle de vérifier le respect de ces normes, notamment, le respect des règles de vote établies par la constitution (majorité ordinaire, présence du quorum, existence pour telles lois de la majorité spéciale requise pour son adoption).

5. Le principe de légalité. Il est de pratique générale que la constitution réserve au législateur, au Parlement, c'est-à-dire à la loi au sens formel, l'adoption de normes dans des matières qu'elle détermine, notamment parce que le Constituant attribue à ces matières une importance toute particulière. Elle peut le faire de façon positive en établissant que la réglementation en tel domaine est réservée au législateur, elle peut le faire de manière négative en disposant que les exceptions ou dérogations possibles à tel ou tel principe constitutionnel, notamment aux droits fondamentaux, ne peuvent être établies que par une loi. Par exemple, la constitution peut disposer que l'organisation, la compétence et la procédure des tribunaux relève de la loi, exception faite des principes fondamentaux qu'elle aura établis en la matière. Autre exemple, la constitution peut exiger que les cas dans lesquels un particulier peut être privé de sa liberté doivent être déterminés par la loi et elle seule.

6. Le respect de ce principe de légalité, que l'on peut qualifer aussi de principe des matières réservées à la loi, fait partie de la mission première des cours constitutionnelles. La cour constitutionnelle doit être à même de vérifier si le législateur n'a pas délégué à l'exécutif le pouvoir d'arrêter des normes dans les matières réservées à la loi et de déclarer invalides les dispositions législatives qui auraient cet objet. Un tel constat d'inconstitutionnalité doit avoir pour conséquence directe ou indirecte d'entraîner l'invalidité des normes adoptées par le gouvernement dans ces domaines qui échappent, de par la constitution, à la compétence de ce dernier.

7. De même, il paraît opportun d'attribuer à la cour constitutionnelle le pouvoir de contrôler directement la conformité au principe de légalité des dispositions normatives adoptées par le gouvernement et à propos desquelles se pose la question de savoir si elles ne sont pas contraires au principe de légalité. Si tel n'est pas le cas et si ce contrôle est confié aux juridictions administratives, sans appel ou recours devant la cour constitutionnelle, le risque est grand de voir se développer en matière de respect du principe de légalité deux jurisprudences contradictoires, ce qui est de nature à entraîner l'insécurité juridique et affecter le respect effectif de l'Etat de droit. Il convient donc de réserver en la matière une intervention de la cour constitutionnelle.

8.1. Le principe de légalité ne doit cependant pas être interprété de façon excessive et compris comme excluant toute délégation à l'exécutif. Il doit être conçu et appliqué comme exigeant que les délégations données par le législateur ne puissent porter que sur la mise en oeuvre de principes qu'il a lui-même adoptés en sorte que le gouvernement ne saurait au moyen de ces délégations combler l'imprécision de ces principes au affiner des options insuffisamment détaillées.

Par exemple, si l'établissement de l'impôt est réservé au législateur, il est essentiel que la détermination de la base imposable et du montant de l'impôt soit établie par le législateur. Autre exemple, si la constitution dispose que l'organisation, la reconnaissance ou le soutien financier de l'enseignement sont réglés par la loi, cette disposition impose que les éléments essentiels de ces trois matières soient réglés directement par le législateur; ainsi il pourra être considéré que le montant des droits d'inscription des étudiants à l'université puisse être fixé par l'exécutif à la condition expresse que le montant minimal de ces droits et, surtout, leur montant maximal soient arrêtés par le législateur. En effet, le montant, en tout cas maximal, des droits d'inscription à l'université constitue un élément essentiel de la réglementation de l'enseignement puisque ce montant a une incidence directe sur la possibilité effective d'accéder à l'université.

Lorsque le Constituant a voulu qu'une matière soit réglée par le pouvoir législatif, c'est-à-dire par une ou plusieurs assemblées élues, c'est aller à l'encontre de sa volonté que ce pouvoir délégue ses prérogatives au profit d'un organe moins représentatif, même lorsque celui-ci est politiquement responsable devant le Parlement. Dans ce cas, le risque d'arbitraire est en réalité plus grand, car l'adoption de la mesure en cause n'aura pas été accompagnée de la mise en oeuvre des garanties démocratiques d'une discussion parlementaire.

8.2. Il convient toutefois de raison ou de mesure garder et de ne pas concevoir de manière excessive le principe de légalité. Ce qui importe c'est que les éléments essentiels de la matière soient réglés par le pouvoir législatif et que la marge de manoeuvre qui peut être accordée à l'action normative de l'exécutif ne puisse autoriser celui-ci à réglementer la substance de la matière réservée à la loi; mais l'exécutif doit pouvoir être habilité à régler les modalités d'application des normes adoptées par le législateur. C'est là une tâche délicate qui est ainsi confiée à la cour constitutionnelle et où celle-ci devra faire preuve de modération et de bon sens.

9. La garantie de l'indépendance du pouvoir juridictionnel. Le pouvoir de trancher les litiges en matière criminelle, en matière civile, en matière administrative et en toute matière quelconque opposant deux particuliers ou un particulier et une autorité administrative (voire entre deux autorités administratives) peut être confié à un pouvoir judiciaire unique ou être réparti entre différents types de juridictions. Ainsi, il peut arriver que ce soient les tribunaux ordinaires qui soient compétents pour trancher les litiges opposant un particulier à une autorité publique et portant sur la validité d'un acte administratif ou réglementaire, il se peut que ce pouvoir d'annuler de tels actes soit confié à des juridictions spécialisées dites administratives. Il se peut aussi que le pouvoir de trancher les litiges portant sur la responsabilité de l'Etat du fait de son action administrative soit confié soit aux juridictions ordinaires (c'est le cas par exemple en Belgique), soit à des juridictions administratives (c'est le cas par exemple en France).

Une grande variété peut donc exister, entre Etats, dans la répartition du pouvoir juridictionnel.

10. Ce qui importe toutefois, c'est que la fonction juridictionnelle soit assurée de façon indépendante des autres pouvoirs, sans ingérence des autres pouvoirs dans la solution des litiges.

Il faut à cet égard, en premier lieu, assurer l'indépendance des juges par rapport aux parties, même publiques. L'inamovibilité des juges est un moyen puissant d'assurer cette indépendance, même si les autres pouvoirs interviennent, nécessairement de manière plus ou moins directe, dans la désignation et la promotion des juges.

Il est opportun à cet égard que la cour constitutionnelle soit habilitée à vérifier que les lois organisant le statut des juges sont suffisamment conformes à cette exigence de l'indépendance effective des juges à l'égard des autres pouvoirs, une fois qu'ils sont en fonction. De même, on peut envisager que la cour constitutionnelle soit chargée de vérifier si la désignation des juges est effectuée conformément aux lois organiques dont elle aura constaté la validité constitutionnelle.

11. Mais si organiquement une indépendance organique et fonctionnelle est assurée aux juges, encore faut-il que dans leur mission de juger, il n'y ait pas interférence des autres pouvoirs, en particulier du pouvoir législatif.

En effet, le juge doit appliquer la loi, il ne lui appartient pas, en règle, d'en apprécier la constitutionnalité. Or il peut se faire que, ayant connaissance de certains litiges dont l'issue prévisible paraît aller à l'encontre des intérêts (financiers notamment) de l' Etat, le législateur modifie, avec effet rétroactif, la législation applicable à ces litiges. Il peut se faire également que la validité d'un acte réglementaire ou même individuel de l'exécutif se trouve très critiquable dans un litige où cet acte est déterminant pour la solution du litige: plutôt que de risquer de perdre un procès défavorable aux «intérêts de l' Etat» (en fait à ceux de l'administration), il peut arriver que le législateur soit «prié et accepte» de confirmer, de donner une valeur législative rétroactive à l'acte administratif en cause; dès lors, le juge ne pourra plus censurer l'acte administratif (ce qu'il était sur le point de faire), il devra donc appliquer la loi (ce qui est devenu loi), qu'il ne peut critiquer, et donner au litige une issue toute différente de celle qui se serait imposée sans cette intervention législative rétroactive.

Il se peut aussi que le législateur «soit prié et accepte» de retirer, c'est-à-dire d'abroger avec effet rétroactif une norme législative dont l'application à des litiges pendants devant une juridiction donnait à ce litige une solution défavorable à l' Etat.

Dans des hypothèses comparables, le législateur peut même être invité à modifier avec effet rétroactif la teneur de la loi à appliquer au litige et donc, de ce fait, influencer la solution du litige, s'ingérer, en fait, dans la solution du litige et donc déterminer lui-même, de façon indirecte mais certaine la solution du litige pendant devant une juridiction.

12. Il est essentiel que la cour constitutionnelle puisse sanctionner de telles ingérences du pouvoir législatif dans l'exercice du pouvoir juridictionnel. Si la cour constitutionnelle n'est pas à même de le faire ou si elle n'agit pas avec sévérité, le risque est grand, si l'Etat en cause est lié par la Convention européenne des droits de l'homme, que la Cour européenne des droits de l'homme ne condamne de tels comportements pour violation de l'article 6, §1er, de la Convention, ce qui est déjà arrivé.

Il est, à notre sens, une attribution essentielle de la cour constitutionnelle de pouvoir et de devoir sanctionner et mettre à néant de telles influences du législateur dans la solution à donner aux litiges, en tout le cas, à ceux qui, au moment de son intervention, sont pendants devant une juridiction.

13. On a mentionné ci-dessus trois types d'intervention du législateur dans le déroulement de procès pendants devant une juridiction. On examinera maintenant des exemples dans lesquels la cour constitutionnelle de Belgique -la Cour d'arbitrage- a mis à néant ces ingérences injustifiée du pouvoir législatif dans l'exercice du pouvoir juridictionnel.

Un arrêté royal était contesté devant le Conseil d'Etat par des particuliers. Vu les griefs dirigés contre cet acte, il apparaissait vraisemblable qu'il soit annulé par cette haute juridiction (le Conseil avait d'ailleurs suspendu à titre provisoire l'application de l'acte en cause). Dans une volonté de venir au secours du pouvoir exécutif, le législateur adopta une loi confirmant cet arrêté royal, c'est-à-dire lui donna la valeur d'une loi et ce avec effet rétroactif à la date d'entrée en vigueur de l'arrêté royal. La Cour annula cette loi (arrêt 16/91). Il en alla de même dans une affaire où le législateur confirma une série d'actes administratifs - des nominations - contestées devant le Conseil d' Etat (arrêt 20/92). Autre exemple, un arrêté royal fixant les droits destinés au financement de l'Institut d'expertise vétérinaire et contesté devant le Conseil d'Etat fut confirmé. La Cour ne trouva aucune justification pour le recours par le législateur à ce procédé et annula la loi confirmative (arrêt 34/93).

Deuxième forme d'ingérence: l'abrogation rétroactive d'une norme législative. Une telle abrogation rétroactive fut opérée à l'égard d'une norme législative déterminant le statut de certains fonctionnaires et au mépris de laquelle différentes nominations avaient été effectuées. Sans l'existence de cette norme les nominations en cause, attaquées devant le Conseil d'Etat, auraient été valides. Que fit le législateur, pour «aider» l'exécutif dans sa pratique en matière de nomination: il abrogea cette norme avec effet rétroactif. Cette intervention du législateur fit l'objet d'un constat d'inconstitutionnalité de la part de la Cour (arrêt 64/97).

Troisième forme d'ingérence, la modification rétroactive de la loi ou la validation des mesures opérées sous l'empire de l'ancienne loi. Une loi de 1995 avait établi une cotisation (taxe) sur le montant des pensions et des avantages en tenant lieu, tel la perception d'un capital constitué au départ de contributions de l'intéressé. Cette loi n'avait pas prévu expressément que les capitaux perçus avant 1995 seraient touchés par cette mesure. Mais l'arrêté de mise en oeuvre de cette loi a soumis ces capitaux perçus avant 1995 à la cotisation nouvelle. Les personnes affectées par ce type de retenue ont introduit devant les tribunaux un recours en répétition de l'indu, des cotisations dépourvues de base légale (les juridictions ordinaires pouvant en Belgique -sans intervention du Conseil d'Etat- constater l'illégalité ou l'inconstitutionnalité des mesures de l'exécutif). Par ailleurs, l'arrêté fut attaqué en annulation devant le Conseil d'Etat. Plusieurs juridictions donnèrent raison aux plaignants et de nombreux recours étaient encore pendants lorsque le législateur, «invité» par l'exécutif modifia la réglementation de base, de façon à pouvoir atteindre par la retenue les capitaux versés avant 1995, et déclara valablement effectuées les retenues effectuées entre 1995 et la date de mise en oeuvre de la nouvelle réglementation. La Cour d'arbitrage a mis à néant la nouvelle réglementation en ce qu'elle validait les retenues litigieuses effectuées entre 1995 et la date d'entrée en vigueur de la nouvelle législation (arrêt n°86/98).

14. Tout ce qui précède concerne l'utilisation par le pouvoir législatif de la faculté de légiférer avec effet rétroactif. Faut-il en conclure que la rétroactivité des lois - qui aura nécessairement une répercussion sur la solution des litiges en cours - doive être en soi, et pour cette raison, condamnée? Un tel rigorisme ne paraît pas justifié.

Il peut en effet se faire que la validation législative d'actes réglementaires ou individuels de l'exécutif soit susceptible de trouver une justification objective et raisonnable, même si cela aura pour conséquence que les juridictions confrontées à la validité de cet acte administratif doivent constater leur incompétence soudaine. Dans certaines hypothèses, en effet, le procédé de la confirmation législative (avec effet rétroactif) peut ne pas être déterminé par la volonté de réduire à néant l'intervention du juge mais par d'autres considérations raisonnables ( qui auront pourtant cet effet, mais non cet objet).

Par exemple, lorsque le législateur a confié à l'exécutif, pour des raisons d'urgence notamment, le soin d'adopter des mesures normatives, mais s'est réservé, dans la loi d'habilitation, la nécessité de procéder lui-même, dans un certain délai, à la confirmation législative des mesures prises par l'exécutif, on ne peut pas considérer que cette confirmation a pour objet premier d'empêcher le juge ordinaire ou administratif d'apprécier la validité des mesures normatives adoptées par l'exécutif; une telle procédure de confirmation a en effet pour objet premier de renforcer le contrôle par le législateur des pouvoirs qu'il attribue à l'exécutif.

Il peut se faire également que la reprise, sous une forme législative, par le pouvoir législatif d'un acte normatif adopté par l'exécutif puisse trouver à se justifier par des considérations d'intérêt général, même si de ce fait l'action juridictionnelle relative à cet acte de l'exécutif se trouve paralysée et mise à néant. Ainsi, la seule existence d'un recours contre un tel acte administratif n'empêche pas que les irrégularités dont pourrait être entaché l'acte attaqué de l'exécutif puissent être redressées avant même qu'il soit statué sur ledit recours, si des exigences de bon fonctionnement et de continuité du service public le justifient. De même, l'intervention du législateur dans une matière d'abord réglée par l'action normative de l'exécutif peut se justifier par un souci réel de mettre fin à une insécurité juridique résultant par exemple de ce que l'acte en cause avait été validé par le Conseil d'Etat, mais considéré comme illégal par des juridictions de l'ordre judiciaire non liées par ce constat de validité du Conseil d'Etat.

15. On le voit, en cette matière de protection de l'activité du pouvoir juridictionnel, la cour constitutionnelle se doit d'agir avec prudence. Sa ligne de conduite paraît devoir être de sanctionner l'action du législateur qui a pour effet d'influer sur les litiges en cours, sauf lorsque cette mesure normative est susceptible d'une justification objective et raisonnable liée au respect de l'intérêt général.

16. Fédéralisme, autonomie de certaines régions. Un Etat peut être unitaire, même si en son sein une certaine autonomie existe au niveau local ou provincial, mais dans ce cas les actes normatifs ou individuels des autorités locales ou provinciales seront soumis à une tutelle du pouvoir supérieur, notamment de l'exécutif national, de même qu'à un contrôle de leur légalité par les juridictions ordinaires ou administratives. Dans un tel Etat, il ne paraît pas nécessaire, ni même indiqué, de charger la cour constitutionnelle du contrôle du respect de leurs attributions par les autorités municipales ou provinciales.

Tout autre est la situation dans les Etats fédéraux ou dans ceux où certaines régions se sont vues dotées, par la constitution, d'une certaine part du pouvoir, en matière législative et exécutive.

La répartition du pouvoir normatif entre le niveau fédéral (ou central) et le niveau des Etats fédérés ou celui des régions autonomes spécifiques est opérée par la constitution ou des lois de nature constitutionnelle. Il est dans la nature des choses que chacun des niveaux de pouvoir s'efforce de légiférer au maximum dans les domaines qui sont de sa compétence et que, ce faisant, il excède ses compétences.

Une autorité doit arbitrer ces conflits de compétence. Il est évident que ce ne peut valablement être le pouvoir central (législatif ou exécutif), puisqu'il serait ainsi juge et partie, ce qui est contraire à l' Etat de droit.

C'est tout naturellement à la cour constitutionnelle que doit être attribuée cette mission. Elle doit être chargée de veiller à ce qu'aucun des titulaires d'une partie du pouvoir législatif n'excède les compétences qui lui ont été reconnues par la constitution. Il est clair que le contrôle du respect de leurs compétences matérielles peut également être exercé par cette cour à l'égard des actes normatifs des exécutifs centraux et régionaux.