DISCOURS INTRODUCTIF

par M. Pierre GARRONE, Administrateur,
Secrétariat de la Commission européenne pour la démocratie par le droit

 

Mesdames, Messieurs,

C’est déjà la troisième fois que je me trouve en Arménie en l’espace de dix-huit mois. Je commence ainsi à devenir un habitué d’Erevan. Mon plaisir est d’autant plus grand d’ouvrir le séminaire sur la répartition des pouvoirs au nom de la Commission européenne pour la démocratie par le droit.

Avant de donner quelques indications sur la Commission européenne pour la démocratie par le droit - pour ceux qui ne la connaissent pas encore - et d’aborder le thème de ce séminaire, permettez-moi une note plus personnelle. Si mes contacts avec l’Arménie, bien que répétés, sont récents, mes contacts avec les Arméniens remontent à beaucoup plus loin. Le premier dentiste que j’ai consulté, enfant, était arménien. Il ne m’a pas laissé de mauvais souvenirs, car il était très gentil et ne m’a soigné que pour deux petites caries. Bien plus tard, mon premier voyage dans ce qui était alors le bloc soviétique eut lieu sous l’égide de l’Office national de la culture et des traditions arméniennes. C’était dans un pays qui m’est cher, la Roumanie. Ce fut une occasion de rencontrer des Arméniens - d’Arménie, de Roumanie et d’ailleurs. Ainsi, lors d’une rencontre avec la communauté arménienne de Piteşti, j’eus l’occasion de faire la connaissance d’un survivant du génocide de 1915, né à Constantinople qu’il avait dû fuir tout enfant. A Hadjigadar, près de Suceava, à l’occasion d’une cérémonie religieuse dans une église arménienne, je vis des pèlerins en provenance du Liban, alors en guerre, ou encore d’Etchmiadzin. Cétait ma première rencontre avec quelqu’un qui venait directement d’Union soviétique. Ce voyage sous l’égide arménienne était aussi l’occasion d’une rencontre d’un autre type, avec ce qu’un Occidental pouvait légitimement appeler la face cachée de la lune. Nous étions en 1985 et, dans ce pays où tout manquait, on pouvait se permettre de photographier au flash l’assistance des fidèles … ce n’était probablement pas pour les archives paroissiales.

Quelques années plus tard, l’expression de «face cachée de la lune» ne pouvait plus s’appliquer à aucune partie du continent. Une ère nouvelle était née et, avec elle, la Commission de Venise.

La Commission de Venise a été créée avec un triple objectif:

Elle est, en premier lieu, un organe spécialisé chargé de débattre de questions de réforme constitutionnelle en faveur des nouvelles démocraties, et tout particulièrement de celles qui ont adhéré au Conseil de l'Europe suite aux bouleversements qu'a connu notre continent depuis 1989 ou sont appelées à devenir plus tard membres de l'organisation.

Les résultats obtenus par la Commission de Venise parlent d'eux-mêmes. L'élargissement de la composition de la Commission, qui approche la cinquantaine d'Etats participants à ses travaux et représentant 4 continents, reflète l'importance croissante du rôle de rassembleur des Etats européens que joue le Conseil de l'Europe et permet ainsi à ces derniers de recueillir les fruits de notre patrimoine politique et juridique commun.

La Commission coopère aujourd'hui activement à la réforme constitutionnelle en Arménie. Au mois de mai de cette année, une délégation de la Commission s'est ainsi rendue en Arménie et a discuté divers points concernant la réforme constitutionnelle générale entreprise par le Président nouvellement élu. Le principaux points de la réforme constitutionnelle sont les suivants:

  1. la réduction des pouvoirs du Président au profit du Parlement;
  2. l'attribution de pouvoirs supplémentaires à la Cour constitutionnelle;

  3. l'institution d'un bureau du médiateur;

  4. la double citoyenneté pour les Arméniens de la diaspora;

  5. l'élection (au lieu de la nomination) des présidents des administrations régionales.

La Commission de Venise est disposée à poursuivre l'étude de ces thèmes dès qu'une demande écrite aura été présentée par les autorités arméniennes.

L’activité d’assistance constitutionnelle de la Commission de Venise ne se limite pas aux textes constitutionnels au sens étroit, mais s’étend à l’ensemble des institutions démocratiques. Ainsi, en Arménie, l’accent a été mis sur le droit électoral. Comme l’a dit, fin août de cette année, la délégation de haut niveau du Conseil de l’Europe, composée notamment du Président des Délégués des Ministres et du Secrétaire Général, qui s’est rendue en Arménie, la question de la loi électorale est primordiale. Je cite le rapport du Président des Délégués: «La délégation du Conseil de l’Europe … a souligné que le Code électoral devait être adopté avant des élections ultérieures pour éviter de nouvelles difficultés comme celles qui ont surgi lors des élections présidentielles de mars 1998».

La révision de la loi électorale sera un point positif dans le processus en vue d’une adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe.

Le deuxième objectif de la Commission, après la réforme constitutionnelle, est d’offrir un centre pour la connaissance spécialisée et approfondie du droit constitutionnel tel qu'il est pratiqué par les Etats membres, en mettant l'accent sur l'évaluation comparative des décisions rendues par les Cours constitutionnelles ou autres organes comparables. C’est ainsi qu’a été créé le Bulletin de jurisprudence constitutionnelle, qui contient les résumés des décisions les plus importantes transmises par les Cours constitutionnelles et équivalentes de plus de 40 pays - dont l'Arménie -, ainsi que par la Cour européenne des Droits de l’Homme et la Cour de Justice des Communautés européennes. Le Bulletin est complété par la base de données CODICES, qui contient notamment les textes complets des arrêts.

Dernier point, mais non le moindre: la Commission de Venise, en tant que tribune ouverte, est reconnue comme un facteur du progrès de la connaissance du droit constitutionnel et de la culture politique démocratique.

Lorsque la constitution est rédigée, il reste en effet - tâche redoutable - à la mettre en œuvre.

Cette préoccupation a inspiré à la Commission le programme sur les Universités pour la démocratie, appelé aussi «UniDem». Celui-ci a pour objet de promouvoir le développement d'une culture, d'une maturité juridique et d'une classe politique bien formée, par les biais de séminaires spécifiques, d'échanges universitaires et de conférences sur des questions de démocratie et de droit. Ce programme rassemble des personnalités politiques éminentes, occupant des postes de responsabilité, des membres de cours constitutionnelles ou suprêmes et des universitaires prestigieux, pour traiter de la science et de la technique de la démocratie et surtout de cette composante essentielle qu'est le Rechtsstaat, l'Etat de droit.

Le séminaire qui nous réunit aujourd’hui, s’inscrit dans la coopération engagée depuis plus de 5 ans entre la Commission de Venise et les Etats du Caucase. Cette coopération a eu pour objectif principal d’aider ces Etats à adapter leur législation aux standards du Conseil de l’Europe en vue de leur adhésion à cette organisation.

Le thème de ce séminaire, la «répartition des pouvoirs», nous conduit à une analyse juridique des fonctions de l’Etat. Selon la théorie démocratique classique, ces fonctions- se divisent de manière tripartite en fonction législative, fonction exécutive ou gouvernementale et fonction juridictionnelle.

Cette distinction des fonctions est à l’origine de la «Théorie de la séparation des pouvoirs» systématisée par Montesquieu. Elle apparaît expressément ou implicitement dans la plupart des constitutions contemporaines. Elle constitue le fondement de l’organisation de l’Etat libéral et se révèle l’une des meilleures garanties d’un régime constitutionnel. La théorie de la séparation des pouvoirs demeure donc l’un des principes fondamentaux de la théorie constitutionnelle, et par là même constitue la base du droit constitutionnel positif des démocraties.

A la distinction des fonctions correspond nécessairement une distinction des organes, et les exposés qui seront présentés ici ces jours nous permettront d’analyser non seulement dans quelle mesure chaque organe agit dans son domaine propre mais encore combien la pratique alliée à la sagesse politique conduisent à la recherche d’un équilibre des pouvoirs.

Maintenir en permanence un certain équilibre entre les pouvoirs législatifs et exécutifs, assurer la protection des droits et libertés en renforçant les garanties par l’existence d’un pouvoir judiciaire fort et indépendant, tels sont en somme les deux résultats espérés d’une bonne séparation des pouvoirs. Equilibre des pouvoirs qui nous autorise aujourd’hui à envisager cette distinction des fonctions davantage en termes de répartition des pouvoirs qu’en terme d’une séparation au sens strict du terme.

Lors de ce séminaire, plusieurs aspects essentiels de la répartition des pouvoirs seront abordés. Outre les aspects généraux et leur application en Arménie, l’accent sera mis non seulement sur la problématique classique des relations entre législatif et exécutif, mais aussi sur les relations au sein de l’exécutif. Dans un monde où l’importance des Cours constitutionnelles et internationales est toujours plus grande, nous nous interrogerons ensuite sur leur rôle dans la détermination des règles en matière de répartition des pouvoirs.

Pour terminer, permettez-moi de me ranger derrière les propos de Montesquieu, pour dire que ce principe de la séparation des pouvoirs est encore la meilleure garantie possible contre l’arbitraire des gouvernants, la confusion et le désordre, et que la répartition des pouvoirs permet d’espérer un certain équilibre, alors que la confusion aboutit à coup sûr à la dictature, voire au totalitarisme, cette face cachée de la lune à laquelle je faisais référence tout à l’heure.

Puisse ce séminaire UniDem apporter pleine connaissance et une réflexion approfondie sur ce thème, et que ce soit au plus grand bénéfice des valeurs démocratiques que le Conseil de l’Europe et la Commission européenne pour la démocratie par le droit défendent depuis leur création.

Je ne pourrais conclure sans exprimer ma gratitude et mes remerciements à la Cour constitutionnelle et à son Président qui nous ont beaucoup aidé dans l’organisation de ce séminaire, à la Japan foundation qui en a assuré le cofinancement ainsi qu’aux rapporteurs et à toutes les personnalités présentes pour leur participation.