LES RELATIONS ENTRE LE POUVOIR LEGISLATIF ET LE POUVOIR EXECUTIF

par
M. Dominique ROUSSEAU, Membre de l’Institut Universitaire de France,
Professeur à l’Université de Montpellier 1,
Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches Comparatives
Constitutionnelles et Politiques C.E.R.CO.P.

 

 

 

Merci Monsieur le Président,

Permettez-moi, avant de commencer, de vous dire que c’est le grand honneur pour moi d’être parmi vous aujourd’hui ; un grand plaisir aussi puisque c’est la première fois, contrairement à beaucoup de mes collègues ici, que je viens en Arménie. Hier, lors d’une visite à l’institut, j’ai pu apprécier de très beaux manuscrits conservés depuis très longtemps et quelles que soient les vicissitudes de la vie politique ; j’ai pu voir, par exemple, un des plus grands manuscrits qui ait échappé au génocide, une partie étant enterrée et une autre étant ramenée à Erevan par des femmes dans des conditions très difficiles. Ainsi, au-delà de la politique, un pays s’incarne aussi dans sa culture, dans ses écrits, et je crois que l’Arménie témoigne de la possibilité de surmonter les difficultés de l’histoire par le maintien d’une culture que j’espère avoir le plaisir de continuer à découvrir.

Permettez-moi aussi, Monsieur le Président, de vous remercier ; j’ai eu le plaisir de vous accueillir à Montpellier au mois de juillet dernier, pendant une semaine, lors d’un séminaire sur « le principe de la dignité de la personne humaine », et, à cette occasion, des relations ont commencé à s’établir entre votre centre de Droit Constitutionnel et celui que je dirige à Montpellier.

Mon propos doit porter sur les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, question classique, ce qui ne veut pas dire question facile. Beaucoup a été dit ce matin, et, évidemment les grands auteurs ont été cités : Locke, Montesquieu,.... A mon tour, je voudrais me référer au fameux passage du texte de l’Esprit des Lois où Montesquieu dit que l’important n’est pas tant de séparer les pouvoirs que de contraindre ces pouvoirs d’aller ensemble, d’aller de concert ; de concert, c’est-à-dire, que le problème véritable qui intéresse Montesquieu est celui de la collaboration, de la coopération entre des pouvoirs qui sont séparés. Aussi, un des problèmes classiques du droit constitutionnel est celui de la recherche d’un équilibre : ni trop d’exécutif, ni trop de législatif. Comment trouver ce critère, ce point d’équilibre ?

Pour ma part, je pense qu’il n’y a pas de critère, ou, que la question du critère est une fausse-bonne question, tout simplement parce qu’il est dans le propre de l’équilibre d’être toujours en mouvement. Quand on fait du vélo, on est toujours en déséquilibre permanent et on finit par trouver l’équilibre dans le mouvement ; de même, l’équilibre politique est une relation permanente entre des forces contraires que le droit constitutionnel organise, de manière très complexe, très différente, dune constitution à l’autre. Pour essayer de mettre cependant un peu d’ordre, je voudrais procéder en deux temps : analyser d’abord les différentes relations entre le législatif et l’exécutif en découpant chacun des pouvoirs dans leurs relations réciproques ; construire, ensuite, à partir de cette analyse, quelques éléments de réflexion critique sur les grandes typologies classiques des relations entre les pouvoirs.

 

I - Analytique des relations entre l’exécutif et le législatif

L’analyse de ces relations sera conduite en prenant successivement le point de vue du législatif, et le point de vue de l’exécutif.

A - Dans les relations entre l’exécutif et le législatif vues à partir du législatif, il faut distinguer deux aspects : le rôle du législatif dans la formation de l’exécutif, et le rôle du législatif dans la vie et le fonctionnement de l’exécutif.

1 - L’ analyse de toutes les constitutions sous le premier angle fait apparaître, d’abord, que le législatif peut avoir une influence sur le chef de l’Etat. Celui-ci peut, en effet, être dans une relation de dépendance à l’égard du législatif lorsqu’il est élu par le parlement, comme en Allemagne, en Italie, en Hongrie, en France sous la IVe République. Pas de dépendance en revanche lorsque le chef de l’Etat n’est pas élu par le parlement ; c’est, évidement, le cas des monarchies, (Espagne, Grande-Bretagne...) ; c’est surtout le cas des pays qui élisent leur président au suffrage universel. Là, la relation entre le chef de l’Etat et le parlement est autonome puisque le président ne tient ni sa légitimité ni son pouvoir du parlement ; ainsi des Etats-Unis, de la France, du Portugal, de l’Autriche, de la Pologne, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie.

Mais, élection populaire du chef de l’Etat ne signifie pas nécessairement pouvoir important du chef de l’Etat. En République tchèque, Vaclav Havel n’est pas élu par le peuple, et pourtant il a joué un rôle directeur dans la construction de la démocratie tchèque. A l’inverse, au Portugal, mais aussi en Autriche, l’élection populaire du chef de l’Etat n’empêche pas le Président de ressembler à la Reine d’Angleterre. Cela tient, notamment, au mode du choix des candidats à l’élection présidentielle. En Autriche, par exemple, le candidat est quasiment choisi de concert entre les deux grands partis politiques, ou bien les partis politiques s’arrangent pour désigner comme candidat des personnalités politiques de second rang, le leader du parti se réservant pour le poste de Premier ministre. Par conséquent, ce premier critère -l’élection populaire du chef de l’Etat- ne suffit pas pour faire un président fort. Il suffit de se souvenir que le Général de Gaulle, en 1958, ne fut pas élu par le peuple mais par un collège électoral sénatorial, et fut pourtant, de 1958 à 1965, un Président acteur.

Quant au gouvernement, il peut être nommé par le Président de la République (Etats-Unis) ; il peut être nommé par le Parlement seul, et, dans cette hypothèse, le gouvernement lui est soumis et subordonné; la plupart du temps, le gouvernement est nommé par les deux autorités, le Président de la république et le parlement, même s’il faut distinguer les situations. L’intervention du chef de l’Etat est souvent formelle, comme en Espagne, en Allemagne, en Grande-Bretagne, où, formellement, la reine nomme le Premier ministre, mais où, dans la réalité, le processus de désignation appartient au Parlement. Dans d’autres hypothèses, le chef de l’Etat peut avoir un réel pouvoir de décision, comme en Azerbaïdjan où le président nomme le premier ministre et où il n’y a pas véritablement nécessité pour le cabinet d’obtenir la confiance du parlement puisque si le premier ministre doit présenter son gouvernement devant le parlement, au bout d’un troisième refus de confiance parlementaire, le président peut nommer le premier ministre de son choix. En Géorgie, la situation est plus confuse puisque la constitution prévoit que le Président nomme le gouvernement en accord avec le parlement, mais l’article 118 de la constitution reste silencieux sur la question d’un éventuel refus par le parlement de donner son accord à la proposition présidentielle. En Arménie, en revanche, c’est le modèle français qui a été retenu, c’est-à-dire, la nomination par le Président de la république et la nécessité d’une approbation du gouvernement et de la politique du gouvernement par le parlement

2 - Une fois formé, l’exécutif est-il responsable devant le Parlement   ? Existe-t-il une responsabilité politique de l’exécutif devant le législatif ? Là encore, il faut distinguer le gouvernement et le chef de l’Etat. Le gouvernement peut être responsable, soit devant le président seul, soit devant le parlement seul, soit devant les deux. Devant le président seul, c’est le cas des Etats-Unis, de l’Azerbaïdjan, mais est-ce le cas de la Géorgie ? A la lecture de la constitution, et sous réserve de la traduction, des interrogations peuvent se poser. En effet, l’article 59 de la Constitution de Géorgie dit, selon la traduction en français, qu’ «un membre du parlement a le droit de poser des questions aux membres du gouvernement et les membres du gouvernement sont tenus de répondre à ces questions au cours de séances du parlement ; les réponses peuvent être débattues par le parlement». Est-ce que cet article 59 permettrait au parlement de voter sur les réponses fournies par le gouvernement et, en cas de vote négatif, le gouvernement devrait-il démissionner ? Ce n’est pas dit, mais ce n’est pas exclu, et tout régime parlementaire a commencé à vivre par cette procédure-là. Au XIXe siècle en France, la procédure des questions parlementaires et des votes après les questions parlementaires a été le moyen d’instaurer progressivement la responsabilité politique du gouvernement devant le législatif.

Le gouvernement peut être aussi responsable devant le parlement comme, évidemment, en Grande-Bretagne et aussi en France où, malgré une idée reçue, le gouvernement n’est pas responsable devant le président. Le président, en effet, n’a pas le droit de révoquer le premier ministre ni le gouvernement; le gouvernement français n’est responsable que devant le parlement ; c’est aussi le cas en Espagne, en Italie, mais, dans ces hypothèses parlementaires, il faut distinguer, selon les modalités -faciles ou non- de la responsabilité. En Espagne et en Allemagne, par exemple, la censure est très difficile puisque les députés ne peuvent renverser le gouvernement qu’à la condition de désigner, par leur même vote, un nouveau premier ministre. Autrement dit, «je ne peux renverser un premier ministre que si je suis capable d’en nommer, dans la seconde même, un nouveau». C’est ce qu’on appelle la motion de censure constructive. Evidemment, cette procédure est très favorable au gouvernement dans la mesure où si les députés sont très souvent d’accord pour faire «tomber» un homme, il est plus difficile pour eux de se mettre d’accord pour désigner un nouveau Premier ministre, puisque, chacun le sait bien, tous les députés se sentent capable de devenir premier ministre. En Italie, la responsabilité gouvernementale peut être mise en cause facilement ; de même en Arménie où la constitution distingue la question de confiance que doit poser le gouvernement au moment de son investiture et la motion de censure inscrite dans un autre article de la constitution qui ne pose aucune condition à sa mise en oeuvre.

Est-ce qu’il y a une responsabilité du chef de l’Etat devant le parlement ? Oui, dans toutes les constitutions, par le biais de la haute trahison, hypothèse classique à définir comme l’acte par lequel un chef de l’Etat ne respecterait pas les obligations et attributions qui lui sont données par la constitution. Elle se retrouve, textuellement, dans toutes les constitutions : à l’article 57 de la Constitution arménienne, à l’article 107 de la Constitution d’Azerbaïdjan et à l’article 63 de la Constitution de la Géorgie, selon des procédures complexes qui font intervenir à la fois la Cour constitutionnelle et l’Assemblée Nationale où les Députés doivent prononcer la destitution souvent à une majorité qualifiée.

B - L’analyse des relations entre le législatif et l’exécutif vue à partir de l’exécutif.

Deux aspects peuvent, aussi, être distingués.

1 - D’abord, le point le plus important, est la question de la dissolution : l’exécutif peut-il dissoudre l’assemblée, c’est-à-dire, mettre fin au mandat des députés avant le terme constitutionnel de leur mandat ? La question est importante pour les relations entre l’exécutif et le législatif dans la mesure où la menace de dissolution qui pèse sur le parlement peut le conduire à ne pas utiliser toutes les armes qu’il possède de peur d’être dissout. Or, la science politique enseigne que les députés n’aiment pas les élections législatives anticipées parce que ça coûte cher et, surtout, parce qu’existe le risque de ne pas retrouver «son» siège de député. La menace de la dissolution est donc une arme qui peut conduire les députés à se priver des pouvoirs que la constitution leur accorde.

Cette arme n’existe pas dans toutes les constitutions. La dissolution n’existe pas, par exemple, dans la Constitution de la Géorgie ni dans la Constitution d’Azerbaïdjan. En revanche, elle existe dans la Constitution arménienne et dans la plupart des constitutions de l’Europe occidentale, centrale, orientale ainsi que de l’Europe du Sud. Mais, là, la question importante est de savoir qui détient le pouvoir de dissolution. Est-ce le Président ? Ou le Premier ministre ? En France et en Arménie, par exemple, c’est le Président de la République. Que ce soit le Président de la République et non le Premier ministre est très important ; si un Premier ministre est en difficulté devant le parlement, il ne peut pas agiter la menace de la dissolution pour contraindre les parlementaires ; il doit se tourner vers le Président pour lui dire «venez à mon aide, menacez de dissoudre pour que j’obtienne une majorité à l’assemblée » ; et, si le Président refuse, le Premier ministre est, comme l’a dit un jour un Premier ministre français victime de ce petit jeu, un triste sire. Lorsque Jacques Chaban Delmas a voulu demander l’aide de Pompidou, Président de la République, pour surmonter les difficultés de sa majorité, le Président Pompidou a refusé de brandir la menace et s’est, au contraire, séparé de son Premier ministre. Si le Président détient le pouvoir de dissolution, le Premier ministre est dans une situation de faiblesse.

Dans tous les autres pays, à part la France et l’Arménie, le pouvoir de dissolution appartient réellement au Premier ministre même si formellement c’est le chef de l’Etat qui doit la prononcer.

2 - L’Exécutif a-t-il les moyens d’influencer l’exercice du pouvoir de faire la loi ? Là encore, plusieurs réponses sont possibles. Ce pouvoir peut appartenir au parlement seul, comme aux Etats-Unis, où le président n’a ni l’initiative des lois, ni la maîtrise de la procédure législative. L’initiative peut être partagée entre le parlement et le gouvernement, comme en Arménie (article 75) et dans quasiment toutes les autres constitutions. Plus rarement, l’initiative des lois est partagée entre le parlement et le Président de la république ; évidemment, dans cette hypothèse là, le gouvernement est court circuité, il est dans une situation de faiblesse puisqu’il dépend soit du parlement soit du Président de la république. C’est le cas de l’Azerbaïdjan (article 96) qui, de manière «bizarre» par rapport à la théorie de la séparation des pouvoirs, donne aussi l’initiative des lois à la Cour suprême ; c’est le cas aussi de la Géorgie (article 67) qui donne l’initiative des lois au Président de la République et au parlement.

 

De manière volontaire et peut être un peu confuse, j’ai essayé de prendre, point par point, les relations entre l’exécutif et le législatif, et je me suis promené dans différentes constitutions ; j’aurai pu étendre encore le champ pour montrer la diversité des systèmes de relation entre l’exécutif et le législatif. Je voudrais maintenant, et rapidement, faire le chemin inverse, c’est-à-dire, essayer de rassembler ces différentes modalités pour voir s’il est possible de dresser des grandes typologies ou catégories de relations entre l’exécutif et le législatif.

 

 

 

 

II - Critique des typologies traditionnelles

Aux trois grandes catégories traditionnelles de régimes de relations, ou de classification de relations -dont il faut faire la critique- il convient de rappeler celle proposée, il y a 40 ans, par le Doyen Vedel.

A - Critique de la classification traditionnelle.

1 - Le régime parlementaire, chacun le sait, est ce régime où l’exécutif a deux têtes, le chef de l’Etat et le gouvernement, où le gouvernement est responsable devant le parlement, et où, en retour, l’exécutif peut dissoudre l’assemblée. Autrement dit, chaque pouvoir possède l’arme nucléaire, chacun a l’arme de terreur qui oblige l’un et l’autre à la sagesse, et, pour ne pas utiliser l’arme suprême, à entrer en collaboration.

Il faut remarquer que si dans les régimes parlementaires il y a deux têtes, l’évolution des régimes parlementaires s’est faite par le transfert de la réalité du pouvoir de décision sur la tête du Premier ministre. Les rois, en Belgique, en Grande Bretagne, en Espagne, s’éloignant évidemment de la légitimité populaire ont, progressivement, perdu leur capacité d’action ; et les Présidents de la République élus par le parlement n’ont pas la légitimité suffisante pour s’imposer au Premier ministre qui lui est, indirectement, élu au suffrage universel.

Le régime présidentiel, deuxième grande catégorie, est le régime de l’exécutif monocéphal : pas de gouvernement, un seul chef, le chef de l’Etat, qui cumule les deux fonctions de chef de l’Etat et de chef d’exécutif, donc pas de responsabilité politique devant le législatif, et donc pas davantage de dissolution. Mais, le régime présidentiel est aussi celui où le pouvoir législatif a toute la fonction législative ; l’exécutif n’a que le pouvoir exécutif, il n’a pas l’initiative des lois.

Reste un troisième régime, le régime mixte, dit semi-présidentiel, où le président est élu au suffrage universel mais où le gouvernement est responsable devant le parlement et qui, en retour peut être dissous. Le mot «semi-présidentiel» a été forgé par un auteur français, Maurice Duverger, à la fin des années 1970.

2 - Je suis très critique à l’égard de ces trois catégories et surtout à l’égard de la catégorie de régime semi-présidentiel. D’abord, tous les régimes parlementaires, ou quasiment tous les régimes parlementaires, fonctionnent en réalité comme des régimes présidentiels : en Grande Bretagne, en Espagne, en Allemagne, qui sont formellement des régimes parlementaires, il n’y a jamais, en réalité, responsabilité politique du gouvernement, jamais de censure, il n’y a jamais de crise entre le gouvernement et sa majorité parlementaire et la dissolution n’intervient que pour permettre aux partis au pouvoir de profiter de bons sondages d’opinion pour faciliter la réélection de la majorité. D’un autre côté, le régime américain, le régime présidentiel, est aussi appelé par les politologues américains, régime de «parlementarisme de couloir», les députés cherchant à savoir comment le Président des Etats-Unis va utiliser son droit de veto afin d’arriver à un accord entre le président et le congrès sur le contenu de la loi. Enfin, s’agissant du régime semi-présidentiel, loin d’être un système de synthèse, il est un système de juxtaposition de logiques constitutionnelles contradictoires. Contradictoires et incompatibles. Dans un régime semi-présidentiel, c’est-à-dire, là où il y a élection du parlement au suffrage universel, élection du président au suffrage universel, dissolution et responsabilité du gouvernement, l’élection déterminante est l’élection législative : en l’absence au parlement de majorité favorable au président de la république, il ne peut rien faire ; autrement dit, l’élection populaire ne sert à rien si le président n’a pas ou ne fait pas élire au parlement une majorité qui le soutient. Lorsque François MITTERRAND est élu en 1981, il dissout l’assemblée et demande aux Français «vous m’avez élu président, donnez-moi une majorité au parlement sinon je ne peux pas appliquer mon programme » ; lorsque MITTERRAND est réélu en 1988, il recommence, il dissout l’assemblée et dit aux Français «donnez-moi une majorité parce que si vous ne me donnez pas une majorité au parlement, je ne peux rien faire» ; lorsque Jacques CHIRAC dissout en 1997, il perd les élections et, depuis 1997, le Président de la république ne gouverne plus, c’est le Premier ministre qui gouverne. Au Portugal, alors qu’aujourd’hui le président et le Premier ministre sont du même parti politique, c’est le gouvernement, c’est le Premier ministre qui dirige et non le Président de la République qui ne préside pas le Conseil des Ministres alors pourtant qu’il est élu au suffrage universel. Autrement dit, le régime semi-présidentiel n’est pas un régime de synthèse, ni un régime d’équilibre ; c’est un régime de succession qui déséquilibre le pouvoir vers le Président de la République en cas de majorité concordante au parlement, et qui déséquilibre tous les pouvoirs au profit du Premier ministre en cas de majorité parlementaire contraire au Président.

Selon le texte de sa Constitution, l’Arménie a un régime qui, sur le papier, ressemble au régime français ; mais, il faut attendre encore pour savoir comment, dans la réalité, se fera, à terme, le rapport entre la majorité parlementaire et le Président de la République, car la relation exécutif/législatif dépend de cette relation entre la majorité et le Président. Quant à la Géorgie et l’Azerbaïdjan, leurs constitutions, à mon sens, ne sont pas des constitutions présidentielles, parce qu’il manque un élément clé du régime présidentiel : le monopole du pouvoir législatif au profit du parlement. Bien sûr, il n’y a pas de dissolution en Géorgie, bien sûr il n’y a pas de responsabilité gouvernementale en Géorgie et en Azerbaïdjan ; mais, dans ces deux Etats, le Président de la république a l’initiative des lois, ce qu’aux Etats-Unis le Président n’a pas. Ce point change tout dans la mesure où le régime présidentiel, aux Etats-Unis, garantit l’indépendance des deux pouvoirs puisqu’il y en a un, le Président de la république, qui est obligé d’attendre la volonté du parlement qui seul a l’initiative et le monopole de la loi. Aux Etats-Unis, ce sont les parlementaires qui préparent le budget de l’Etat ; en Géorgie et en Azerbaïdjan, c’est le Président de la république ; il y a donc là un déséquilibre très net au profit du Président ; peut-être est-ce un régime présidentialiste, de déviation ultra présidentielle mais certainement pas un régime présidentiel.

B - Il faut maintenant proposer, et je terminerai par là en vous priant d’excuser la longueur de mon intervention.

1 - Pour faire une typologie des différentes relations entre législatif et exécutif, il ne faut pas seulement regarder les règles constitutionnelles ; il faut, pour fonder une typologie qui corresponde à la réalité du fonctionnement pratique, regarder aussi le système des partis politiques. En effet, s’il y a un système de partis, c’est-à-dire, des partis multiples, un multipartisme organisé en plusieurs coalitions concurrentes et, s’il existe au parlement une majorité parlementaire stable, cohérente et disciplinée ou relativement disciplinée, il se produit, mécaniquement, une reconstitution d’une unité des pouvoirs ; plus de séparation des pouvoirs ; l’unité des pouvoirs se refait sur la personne du chef de la majorité, parfois le Premier ministre (Allemagne), parfois le Président de la république (France) lorsque les deux majorités, parlementaire et présidentielle coïncident, mais, dans tous ces pays, quelle que soit la structure constitutionnelle, l’unité du pouvoir se reconstitue autour de la majorité politique, de la coalition majoritaire qui a gagné les élections. La dissolution et la responsabilité gouvernementale tombent en désuétude : on n’imagine pas un Premier ministre dissoudre une assemblée où ses partisans sont majoritaires, sauf si des sondages d’opinions montrent qu’ils pourront revenir en nombre suffisant à l’assemblée, ce qui se passe souvent en Angleterre ; de même, on n’imagine pas que des députés censurent un gouvernement issu de ses rangs. Autrement dit, l’unité du pouvoir se reconstitue, la coalition majoritaire détient à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.

2 - Comment faire une typologie en partant de cette réalité politique plus que des règles constitutionnelles ? Il faut reprendre Montesquieu, mais en le «modernisant ». Dans le texte de Montesquieu, l’important n’est pas tellement ce qu’il dit sur les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, mais le paragraphe où il distingue deux facultés, la faculté de statuer et la faculté d’empêcher. Ce sont ces deux facultés, comprises aujourd’hui, qu’il convient de prendre en compte pour construire une typologie pertinente. Aujourd’hui, qui détient la faculté de statuer ? La coalition majoritaire, quels que soient les pays. Qui détient la faculté d’empêcher ? L’opposition, quels que soient les pays. Et, dans les deux cas, quelles que soient les règles constitutionnelles. Par conséquent, une relation entre le législatif et l’exécutif qui prendrait appui sur cette distinction «politiste », formulée par le Doyen Georges Vedel il y a quarante ans, devrait mettre en règles la faculté de statuer de la majorité et la faculté d’empêcher de l’opposition. Ce qui est important dans toute constitution, c’est de reconnaître un statut de l’opposition, c’est-à-dire, des droits pour l’opposition et, notamment, le droit de saisir la Cour constitutionnelle. La Cour constitutionnelle est, en effet, un des éléments clés de la bonne organisation des relations entre la faculté de statuer et la faculté d’empêcher, car elle se trouve à l’articulation de la société politique et de la société civile. Ensuite, il conviendrait d’aller vers un régime présidentiel, au sens américain du terme, c’est-à-dire, un régime où le Président n’a pas l’initiative des lois. Le régime présidentiel, en effet, est un régime qui permet, contrairement à son nom, d’assurer l’indépendance et l’autonomie du parlement ; il n’y a pas de parlement plus fort que le Congrès des Etats-Unis, tout simplement parce qu’il ne risque pas la dissolution, et qu’il a le monopole du pouvoir législatif. Comme le dit Montesquieu, les deux pouvoirs sont obligés d’aller de concert parce qu’aucun ne peut détruire l’autre. Il faut toujours bien étudier la réalité politique des pouvoirs avant de s’enfermer dans les logiques uniquement juridiques.

Evidemment, dans toutes ces relations un peu compliquées, on peut essayer avec PLATON, de construire une constitution idéale ; on peut aussi, avec ARISTOTE, essayer de construire une constitution qui soit propre au génie de chaque peuple. Hier, grâce au président HARATUNIAN, j’ai découvert la définition de la constitution donnée par un auteur arménien : être le piège des ambitions. Que la constitution soit idéale ou qu’elle soit propre au génie de chaque peuple, qu’elle soit parlementaire, présidentielle, ou semi-présidentielle, on peut en discuter et ça fait le bonheur des colloques, mais l’important, je reprendrais ce mot, est bien qu’une constitution soit le piège des ambitions.

Merci Monsieur le Président.